Le courrier de Russie à récemment publié un article intéressant, en citant des extraits de la correspondance de Viktor de Balabine (correspondance dont l’intégralité de l’oeuvre peut être lue la). Je vous incite à lire ces lettres extraordinaires et l’analyse des Français faite par Victor de Balabine.
Mai 1842. Lorsque Victor de Balabine prend son poste de secrétaire d’ambassade à Paris, les relations franco-russes sont des plus médiocres. Le champion de l’autocratie qu’est Nicolas Ier goûte fort peu la politique libérale du Roi des Français. De son côté, la France ne pardonne pas à la Russie la répression du soulèvement de Pologne. De part et d’autre, les ambassadeurs ont été rappelés, et les deux puissances ne sont plus représentées que par des chargés d’affaires. Pour autant, ces relations orageuses entre les gouvernements n’empêchent pas certains Russes, aristocrates fortunés pour la plupart, de voyager et de séjourner en France. Les lettres de Balabine à sa famille, écrites en français, sont un témoignage passionnant sur cette petite communauté.
Les Russes à Paris… À ces mots, un Français d’aujourd’hui imagine volontiers l’irruption d’invités bruyants et incontrôlables, capables de bouleverser en un instant le bel ordonnancement de la vie parisienne, mais aussi, en dépensant des fortunes sur un coup de tête, de faire le bonheur des commerçants locaux… Ces représentations ne sont pas nouvelles, et Balabine s’amuse ainsi en septembre 1842 de l’effarement que suscite l’arrivée de ses compatriotes : « Il pleut, dépleut, et repleut sans discontinuer ; gris, froid, humide, crotté : voilà actuellement Paris ; rhume, toux, catarrhe, voilà ses habitudes. Et quelle est la cause de cette bise précoce, sinon l’invasion des Russes ! A tout moment, clac, clac, et l’on voit s’arrêter devant l’hôtel deux ou trois berlines pyramidales, écrasées sous le poids des vaches et des malles, noires ou jaunes, et dans ces arches patriarcales, des familles entières, enfants, nourrices, bonnes et le diable et son train… »
Pour la plupart, ces arrivants sont des familles de la haute aristocratie venues passer l’hiver à Paris. Ils trouvent généralement à se loger sur la rive droite, vers la rue de la Paix, la rue de Rivoli ou le boulevard des Italiens. Quoique depuis 1834 le séjour à l’Etranger des sujets du Tsar soit limité à cinq années, il semble que certains aient été autorisés à rester plus longtemps, comme ce vieux viveur de Toufiakine, qui meurt en 1845, « et que le peuple même connaissait à cause de sa petite tête penchée et de ses jockeys rouges à Longchamp ». Avec lui disparaît une antique lignée de princes qui, d’après Dolgoroukov, « pendant toute la durée de la longue existence de leur famille, s’en sont tenus rigoureusement au principe de ne point mettre au monde de gens d’esprit »…
Grandes dames et renégats
Balabine note la place enviée de plusieurs dames de la noblesse russe – les Galitzine, Narichkine, Choiseul, Wittgenstein, ou Davidoff. Plusieurs d’entre elles font partie des reines de beauté de la ville, et ce n’est que justice pour le jeune diplomate russe pour qui ses compatriotes soutiennent sans rougir la comparaison avec les Parisiennes : « Les Françaises, dans leur accoutrement de promenade, à la fois simple et élégant, ont sur elles un avantage marqué ; mais en revanche, le soir dans un salon et au bal, les nôtres l’emportent par leurs toilettes d’abord, toujours fraîches et de bon goût, ensuite par un certain bel air, une certaine tenue un peu raide peut-être, mais qui leur donne un je ne sais quoi de distingué et de grande dame ; enfin il y a souvent entre elles et le sexe indigène, à quelques exceptions près toutefois, la différence qu’il y a entre moi et le duc de Richelieu auprès duquel, sans me vanter, j’ai l’air d’un duc et pair. »
Très imbu de sa caste, Balabine ne mentionne pas les Russes d’autres catégories sociales, par exemple les marchands qu’il a pu à l’occasion côtoyer de par ses fonctions. De même il ne parle pas des exilés politiques, des Bakounine, Herzen, Dolgoroukov, Tchitchakov ou Golovine. S’il a certainement dû rendre compte de leurs activités dans ses dépêches officielles, il eût été peu prudent de le faire dans une correspondance privée. En revanche, il est amené à évoquer d’autres proscrits, ces Russes convertis au catholicisme et désormais personæ non gratæ au pays de l’orthodoxie. Balabine, fort hostile à la foi romaine, ne cache pas sa réprobation à l’égard de tels itinéraires spirituels. Quelques grandes dames ont lancé le mouvement, comme la comtesse Rostopchine. Plusieurs jeunes gens suivent cet exemple à l’époque de l’arrivée de Victor à Paris : le bruit court que son prédécesseur à l’Ambassade, Ivan Gagarine, dont il a repris l’appartement, veut se faire jésuite ! Plus tard, le propre frère de Balabine aura le même parcours. Le jeune attaché d’ambassade doit reconnaître, un peu à son corps défendant, l’excellent accueil que lui fait Madame Swetchine, sans doute la Russe la plus influente de Paris avec la princesse de Liéven. Les deux tiennent des salons en vue, où, par goût autant que par devoir, Balabine est amené à se rendre souvent.
Journée d’un diplomate
Un diplomate est en effet tenu par sa charge à de nombreuses obligations mondaines. Victor s’y plie avec une belle énergie. Qu’on en juge par son emploi du temps en 1845 : « Le lundi l’on va au grand Opéra ou chez le duc de Galliéra, chez Rothschild où l’on est certain de trouver de la bonne musique, puis chez Mme Alexis de Saint-Priest, chez Mme d’Aramon ; le mardi aux Italiens ou chez M. Guizot, chez le comte Molé, la duchesse de Poix, la marquise de la Grange ; le mercredi, entre autres chez Mmes Narichkine, de Chastenay ; le jeudi aux Italiens et chez le prince de Ligne… » et ainsi de suite jusqu’au dimanche. À peine trouve t- il le temps de piquer une tête dans la Seine, le matin, avant de commencer son travail à la chancellerie ! Heureusement, l’été est un peu plus calme entre deux sessions parlementaires.
Au cours de ses années parisiennes, Balabine a été partout, à la Cour comme aux séances de l’Assemblée, dans les prisons et asiles aussi bien que dans les églises et salons de peinture. Ses lettres font la part belle aux spectacles auxquels il a assisté, aux artistes qu’il a admirés ou qui l’ont déçu. Il a écouté les cours de Blanqui et les prêches de Ravignan, parlé politique avec Guizot, Thiers et Molé, littérature avec Dumas, Hugo, Mérimée et Sainte-Beuve, musique avec Berlioz…
De toutes ces rencontres il a fait des portraits, drôles, méchants, brillants.
– De Salvandy, futur ministre de l’Instruction publique : « ne pas s’extasier sur la beauté de Salvandy est déjà différer d’opinions avec lui, car évidemment il s’admire ».
– De l’épouse d’Alfred de Vigny : « Imprégnée du souvenir des poétiques inspirations de cet élégant poète, mon imagination s’apprêtait à voir apparaître une femme dont la beauté pure et esthétique réaliserait, sous une forme saisissable, les rêves de son jeune mari. Quelle erreur ! une masse informe, grande, grasse et rouge, tenant le juste milieu entre la bonne et la cuisinière anglaise. »
– Ou encore de Balzac, venu faire viser son passeport pour Saint-Pétersbourg. « Faites entrer, dis-je au garçon de bureau. Aussitôt m’apparaît un petit homme gros, gras, figure de panetier, tournure de savetier, envergure de tonnelier, allure de bonnetier, mise de cabaretier, et voilà. Il n’a pas le sou donc il va en Russie ; il va en Russie, donc il n’a pas le sou. »
Custine à l’inverse
En fin diplomate, Balabine s’efforce d’orienter l’opinion publique française dans un sens plus favorable à sa patrie. Il parvient à convaincre le publiciste Paul de Julvécourt de gommer quelques passages insultants de son roman Les Russes à Paris. Certes, il ne peut rien contre le succès de Custine en 1843. Il reconnaît d’ailleurs que l’ouvrage se lit avec intérêt, tout inexact et excessif qu’il soit. Et de remarquer : « Si j’avais du temps et de l’espace, je m’amuserais à montrer comment l’on pourrait s’y prendre pour traiter, à la manière du marquis de Custine, la France et les Français.
* S’agirait-il des douanes : vous arrivez, votre enfant a un ABC (édition de Bruxelles) entre ses mains, confisqué, voilà pour la libre circulation de la pensée ;
* Avec vous quelques cigares dans votre poche, confisqués, du thé, confisqué ; des dentelles, des soieries, etc.., confisqué, voilà pour la liberté du commerce.
* Le régime de nos prisons russes est cruel ! Et le Mont-Saint-Michel avec ses détenus dont le National nous donne tous les jours le bulletin de santé ? et dans ce bulletin que lisons-nous ? Jacques s’est pendu, Pierre s’est étranglé, Jasmin est devenu fou… »
S’il s’efforce de corriger les idées reçues concernant les Russes, Balabine n’est en effet pas exempt de préjugés à l’égard des Français, qu’il n’apprécie guère. Il est moins virulent que le comte Rostopchine qui, lors de son séjour à Paris, pouvait affirmer péremptoirement : « Le Français est créé pour danser beaucoup, rire souvent, se moquer toujours et ne penser jamais ». Mais chez lui aussi on retrouve les accusations habituelles de légèreté, d’ignorance (« hors de sa sphère, le Français ne connaît rien »), d’égocentrisme et de friponnerie, les remarques classiques sur la « nature essentiellement maniable et malléable des Français ».
Peut-être l’homme intelligent n’est-il pas celui qui n’a pas de préjugés – qui n’en a pas ? –, mais celui qui reste spirituel lorsqu’il est injuste, et c’est bien le cas de Victor de Balabine tout au long de ses lettres.
Nicolas Ier l’appréciait à sa juste valeur, d’autant qu’il partageait tout à fait ses préventions à l’égard des Français : en 1848, Balabine, qui se trouvait en Russie, fut chargé de porter à ses compatriotes de France l’ordre de quitter un pays en proie à la Révolution. Lors de son audience de congé, l’Empereur, lui frappant sur l’épaule, lui aurait dit ces mots qui ont dû lui aller droit au cœur : « Prends bien garde au moins de ne pas te faire écharper par ces Parisiens : toutes leurs peaux ensemble ne valent pas la tienne »…