Aymeric Chauprade enseigne la géopolitique depuis 10 ans au Collège interarmées de défense. Il est l’auteur du grand traité Géopolitique : Constantes et changements dans l’histoire, devenu rapidement un manuel de référence. Son récent atlas de géopolitique mondial Chronique du choc des civilisations, en revanche, a déclenché une polémique qui s’est soldée par sa mise à pied, exigée par le ministre de la Défense.
Il se trouve que Chauprade défend et incarne une approche scientifique de la discipline qui prend en compte le « facteur culturel », et donc la représentation que les peuples se font d’eux-mêmes et des autres dans l’histoire. A ce titre, il a consacré au 11 Septembre un chapitre dans lequel il a entrepris de « montrer que le choc des civilisations, c’est d’abord le fait qu’une immense partie de l’humanité, en dehors du monde occidental, ne croit pas à la version officielle de cet événement donnée par le gouvernement américain et qui est devenue la version obligatoire des médias occidentaux. » Mais la distanciation scientifique n’est pas de mise sur tous les sujets.
Le Courrier de Russie : Dans l’entretien sur la Russie que vous avez accordé récemment à la NRH*, vous proposez une interprétation dans laquelle la stratégie de Poutine – et de Medvedev aujourd’hui – est aussi claire que déterminée. Sa politique en matière d’énergie n’est pas seulement « économique », elle est au centre d’un plan stratégique très précis. Dans le même entretien, vous dites aussi qu’il s’agit d’une réaction de la Russie à un certain sentiment d’encerclement, à une politique américaine qui détermine finalement la donne a priori, les acteurs les plus faibles se défendant avec les moyens dont ils disposent.
Aymeric Chauprade : Ce n’est pas en opposition, bien au contraire. La Russie se vivait comme assiégée par la géopolitique américaine avant l’arrivée de Poutine, et elle l’était. Les Etats-Unis et leurs alliés progressaient à la périphérie, dans l’Etranger proche de la Russie. Celle-ci s’est dit qu’elle devait retrouver son statut contesté de puissance régionale, et même de puissance internationale. Or elle n’avait qu’un atout sur la scène internationale : les ressources énergétiques. C’est le levier principal qui a été trouvé. En géopoliticien, je considère que les Etats ont une économie qui fait partie de leur puissance et je regarde le moment où l’économie rentre dans leur stratégie de puissance. C’est typiquement ce qui se passe aujourd’hui en Russie avec le secteur de l’énergie.
L’autre volet est indissociable de cette stratégie : il s’agit de savoir comment repousser l’avancée américaine avec les Révolutions colorées, par lesquelles les Etats-Unis entreprennent de faire basculer les uns après les autres les républiques de l’ex-Union soviétique dans l’OTAN et le camp américain, et d’étendre le bloc transatlantique jusqu’aux frontières de la Russie et de la Chine.
LCDR : Que peut-on dire, de ce point de vue, du cas des Etats-Unis avec leur système financier, dans un contexte de crise mondiale ?
A.C. : Les Etats-Unis disposent aujourd’hui de deux armes pour déstabiliser les puissances émergentes : leur présence militaire dans le monde, et la finance, qui n’est pas inodore et neutre. Je pense que les crises ne sont pas le reflet de la maladie générale d’un système ou de la surproduction de produits dérivés. Ces maux existent, mais des stratégies de déstabilisation, notamment de la Russie et de la Chine, s’immiscent dans la finance et l’orientent, faisant d’elle une arme au service du projet américain.
LCDR : Que voulez-vous dire quand, à propos des Etats-Unis et de la Russie, vous opposez unipolarité et multipolarité ? On comprend la notion de pluralité de centres de décision stratégiques, de rapports de puissance dans le contrôle des ressources énergétiques, etc. Mais on peut aussi se demander si la multipolarité ne doit pas supposer l’existence d’une pluralité de types d’organisations sociales. La Russie est-elle vraiment un modèle alternatif par rapport aux Etats-Unis ?
A.C. : Il faut revenir aux mots : pôle unique ou plusieurs pôles. L’unipolarité, c’est le modèle et le projet américains depuis les Pères fondateurs du Mayflower. C’est un projet messianique dans le sens où il vise à transformer le monde à l’image de la nation américaine. Celle-ci se vit comme une société aboutie, idéale, de libertés fondamentales. Si cette nation cherche à optimiser sa richesse sur le plan international, c’est pour des raisons liées au protestantisme et à l’idée de la réussite temporelle, matérielle, comme attestation de l’élection divine.
La multipolarité, c’est une autre vision du monde, d’un monde fait de nations et de civilisations différentes, et qui ont le droit de défendre leur spécificité. Ceux qui croient à cette forme d’organisation du monde pensent qu’il y aura moins de conflits si les pôles de puissance s’équilibrent entre eux, alors que la suprématie d’une puissance sur les autres créerait une instabilité permanente.
En fait, il ne faut pas considérer les Etats-Unis comme une nation au sens classique. C’est un acteur étatique, mais aussi un réseau de réseaux, un acteur trans-étatique. Le sociologue américain Lipset écrivait : « l’Amérique n’est pas seulement une nation, c’est une idéologie ». Les Chinois ne disposent pas de ces réseaux, et les Russes ne les ont plus depuis l’effondrement de l’URSS. La Russie est redevenue un Etat-nation classique, sans idéologie exportable. L’unipolarité et la multipolarité, ce sont donc aussi deux réalités à des moments différents. Le monde de 1990, avec l’effondrement de l’URSS et l’extension de l’OMC, avait l’air de tendre vers la première. Aujourd’hui, on revient à une réalité multipolaire, avec la Chine et la Russie. Et dans ce basculement, j’insiste sur le rôle de Poutine et je dis que son arrivée est un événement aussi important pour les relations internationales que le 11 Septembre. Il a pensé la puissance de la Russie par le biais de la stratégie énergétique, avec pour objectif une reprise de contrôle des ressources, une reconquête sur un certain nombre d’oligarques, pour les mettre au service de la reconstruction de la puissance russe, avec des leviers comme Rosneft pour le pétrole et Gazprom pour le gaz.
LCDR : C’est ce que vous expliquez dans l’entretien auquel nous avons déjà fait référence. Pourriez-vous nous en donner un exemple ?
A.C. : Oui, le démantèlement de Youkos suit un plan de reconstruction méthodique : reprendre physiquement la main sur les ressources, avec les deux grands opérateurs, puis faire en sorte qu’ils exportent dans des directions multiples s’équilibrant entre elles. Tout ne doit pas aller vers les Etats-Unis, contrairement à ce que pensait Khodorkovski. La Russie doit devenir indispensable pour les Européens, mais aussi pour les Asiatiques. C’est pourquoi le gaz est aujourd’hui redirigé en partie vers l’Asie.
LCDR : Beaucoup de gens, en Russie même, doutent de la viabilité de cette politique énergétique sur le long terme et critiquent la focalisation actuelle de tous les moyens disponibles sur un seul secteur. On revient ici à l’économie, la réussite économique n’étant plus alors l’attestation matérielle de la réalisation d’un projet hégémonique, mais le simple substrat sur lequel on peut asseoir une puissance.
A.C. : Les profils des pays sont très différents. La Russie, c’est un peu plus de 7% des réserves prouvées de pétrole, et plus du tiers des réserves prouvées de gaz. C’est un réservoir pour longtemps et c’est un pays qui a du charbon comme les Etats-Unis et la Chine. Il y a probablement encore un gros potentiel pétrolier, car c’est un pays qui a été peu sondé, contrairement à l’Arabie saoudite. C’est un facteur dont l’importance saute aux yeux : si on met le paquet sur ce secteur, on retrouve une utilité très forte dans le monde et on dégage de la richesse. Je ne suis pas sûr que ceux qui pourfendent le choix du tout énergétique aient raison. C’est seulement la première étape d’une stratégie de redressement politique.
LCDR : Un second problème se pose, celui des fluctuations du prix du pétrole dont la Russie est chroniquement tributaire. A-t-elle aujourd’hui les moyens d’opérer un contrôle quelconque sur le marché du pétrole ?
A.C. : Les Américains ont en tout cas de moins en moins les moyens de donner le ton sur ce marché. Il y a aujourd’hui un axe de contrepoids au pétrole américain et à ses alliés, Arabie saoudite en tête, qui s’est constitué : Venezuela, Kazakhstan, Iran, Russie. L’Iran détient la 2e réserve mondiale de gaz, et de pétrole. L’Iran, la Russie et le Venezuela sont d’accord pour ne plus vendre le pétrole en dollars et donc pour affaiblir le statut du dollar comme devise internationale. Cette logique selon laquelle le pétrole devrait être vendu dans des devises différentes (le rouble, le yuan, etc.) est portée par un nombre croissant de pays. On touche là au coeur de la puissance américaine : la centralité du dollar comme devise internationale, que les Etats-Unis ont maintenue grâce à l’invention du pétrodollar. Il me semble que l’on est là encore dans la multipolarité, en l’occurrence c’est la multipolarité monétaire qui est à l’ordre du jour. Depuis 2006, il s’est passé des tas de choses. Il ne s’agit pas seulement de la bourse de Kish créée par l’Iran pour vendre des produits énergétiques dans toutes les devises sauf en dollars. Il y a eu, en 2007 et 2008, tout un cycle de réunions entre différents pays, qui se sont accordés, y compris les pays de l’OPEP à l’exception de l’Arabie saoudite, sur cette idée de multipolarité monétaire
LCDR : S’agissant d’évaluer les chances de réalisation de cette stratégie russe, on peut s’interroger sur les risques de chute dans un modèle d’économie de rente du type du Venezuela.
A.C. : Je trouve qu’il y a, par exemple, une grande différence entre la Russie et l’Iran, qui se concentre à 100% sur la rente pétrolière et gazière, sans autre vision que l’énergie pour durer. La preuve, c’est que les Iraniens veulent développer le nucléaire pour fabriquer leur électricité et pouvoir réserver le pétrole exclusivement à l’exportation. En Russie, il y a un véritable Etat capable d’insuffler une stratégie, et je crois que les interdépendances énergétiques vont déboucher sur d’autres natures de flux économiques. Quand un canal existe et qu’un premier produit passe, d’autres peuvent passer par la même voie, comme l’histoire le montre.
LCDR : Revenons pour fi nir à la question du modèle économique, c’est-à-dire aussi social. La multipolarité peut-elle être définie autrement que par son opposition à l’unipolarité ?
A.C. : Dans la multipolarité, chaque pays invente son propre rapport entre l’économie et l’Etat. Les Occidentaux s’offusquent souvent de certains types d’intervention de l’Etat dans des pays qu’ils souhaitent pénétrer. Or, il faut accepter ce qui relève à mes yeux d’une différence culturelle, et en particulier le fait que l’Etat a un rôle plus fort à jouer dans certains Etats que dans d’autres. Le rapport de la Chine à la propriété individuelle n’est pas du tout le même que dans le monde occidental. Il faut savoir, si on investit en Chine, que la propriété est fragile. A tout moment, l’Etat peut annuler une propriété privée s’il estime que le bien commun de l’empire l’exige.
C’est le problème de la pensée libérale : elle postule que tout doit fonctionner de la même façon partout. Or, il y aura de plus en plus d’interdépendances, mais entre des systèmes politico-économiques différents. La mondialisation bien ordonnée, c’est d’abord accepter le fait que la place de l’Etat en Chine et en Russie n’est pas la même que dans le monde occidental. Le principe de base, c’est le respect de la différence entre les modèles politiques, économiques et sociaux des nations.
Source : le courrier de Russie