Claude J me donne ce lien, j’avoue que c’est BEAUCOUP plus grave que je ne pensais. Il y a vraiment une déperdition totale et ce journal est vraiment en train de couler …
L’article est signé Inna Soldatenko et est intitulé “arrêtons d’aimer“.
Les Russes francophiles me font souvent de la peine. Ils ressemblent à ces femmes, amoureuses folles, qui guettent le moindre geste de l’élu de leur coeur pour lui remettre, la main tremblante, une nouvelle déclaration. L’objet de cette passion dévorante est trop bien élevé pour la refuser, et c’est précisément là que se joue le drame : la Russie prend un sourire poli et des manières courtoises pour des preuves d’amour et est persuadée d’être aimée en retour. Mais un sourire poli n’est jamais autre chose qu’un sourire poli.
Les Russes se régalent en évoquant la nature profonde et éternelle des relations franco-russes, et sont convaincus que les Français sont aussi fascinés par leur culture qu’eux-mêmes le sont par la culture française. L’illusion perdure grâce à une poignée d’aventuriers qui viennent frôler leurs propres limites dans nos contrées sauvages et ne manquent pas, une fois de retour chez eux, d’affirmer que, sans conteste, les Russes sont directs et que Dostoïevski est un génie.
Peu importe le fait que ces « poètes » auraient aussi bien pu s’émerveiller au Brésil ou en Turquie. Ces terres représentent, pour ces néo-romantiques, le fameux « Orient » : un monde miroir où la raison s’efface devant le sentiment, l’ordre devant le chaos et l’argument devant la ruse. Orient « exotique », « différent », que les Européens ont dessiné au XIXe siècle, réalité alternative leur offrant la possibilité de mieux se connaître eux-mêmes, et qui ne rappelle que de très loin l’Orient véritable, à supposer qu’il y en ait un.
Mais les belles images sont plus tenaces qu’une réalité changeante et complexe, et la Russie mystérieuse où planerait, au-dessus des centrales nucléaires, l’âme slave, reste la destination idéale pour des explorateurs de l’inconnu. Ces derniers constituent une minorité active, quand la grande majorité des Français s’intéressent à la Russie à peu près autant que les Australiens à la Birmanie.
La Russie, de son côté, se laisse flatter et ronronne, se convainc de posséder un caractère « unique » et « singulier ». Celui pour lequel on l’aime et que les « autres » cherchent en elle. Il serait autrement plus difficile d’admettre que la Russie est tristement et platement « européenne », non moins que la Lituanie ou la Roumanie. Qu’elle poursuit, malgré une éducation lacunaire, sa quête d’équité et de beauté, au même titre que le « monde occidental ». En fait, sa véritable spécificité réside dans le fait qu’européenne, elle ne veut pourtant pas se résoudre à cette identité. La Russie a une tradition profondément ancrée de négation de soi et d’autodestruction, qui rend toute relation avec elle aussi exaltante qu’épuisante.
Mais ces débats sont d’autant plus vains que, dans un avenir de plus en plus proche, toutes ces spécificités seront réduites à une pâle « couleur locale ».
Se réclamer de Voltaire ou de Pouchkine sera aussi dérisoire que se piquer de parler le patois de son village natal. Les nations se fondront dans le chaudron de l’Histoire, comme l’ont fait les tribus anciennes.
Le patrimoine culturel perdra à jamais son caractère « national », et les Chinois se sentiront aussi touchés par Rousseau que les Français par Confucius.
S’enquérir de la nationalité d’un individu sera, dans l’avenir, aussi incongru et indiscret que l’est, aujourd’hui, le fait de demander à son interlocuteur si sa mère est juive ou de s’intéresser aux activités de ses ancêtres avant 1789, ou avant 1917.
Les cathédrales et palais d’antan auront définitivement l’air de décors de parcs d’attractions, et l’identité nationale ne sera plus un débat.
En attendant la venue de ces bouleversements, la Russie ferait mieux d’abandonner dès maintenant son rôle de servante amoureuse de sa maîtresse, son Excellence la France. Cette dernière, de son côté, gagnerait peut-être à chercher dans Autrui quelque chose de plus que son propre reflet.