A l’occasion du 20ieme anniversaire de la chute de l’URSS,
Fabrice Fassio m’a transmis ce texte interessant intitulé ‘ L’effondrement de l’empire du Mal’:
**
En 1990, Boris Eltsine proclamait l’indépendance de la Russie qui, dorénavant, ne ferait plus partie de l’Union soviétique. A la surprise générale, se fracturait un pays que le président Ronald Reagan avait, quelques années auparavant, surnommé « l’empire du Mal ». Cet événement majeur de l’histoire contemporaine a fait couler beaucoup d’encre mais, vingt ans plus tard, il n’a toujours pas été compris. Comprendre un phénomène d’une telle ampleur et d’une telle complexité exige une approche théorique de la société communiste. Cette théorie existe et a été élaborée dans les années 1970-1980 par le sociologue et logicien russe : Alexandre Zinoviev. Dans cet article, je vous propose un bref aperçu de l’analyse zinovievienne de la crise du communisme réel.
Communisme et capitalisme
Selon le sociologue russe, la société communiste (1) est née et s’est développée en Russie durant les décennies postérieures à la Révolution d’Octobre et s’est ensuite étendue à d’autres pays de la planète. Elle diffère profondément de la société capitaliste (2) qui s’est formée, il y a deux cents à deux cent cinquante ans, en Europe occidentale et dans une partie de l’ Amérique du Nord, peuplée de colons européens. Les rapports (relations) spécifiques de la société capitaliste sont des rapports professionnels, régissant l’organisation du travail, et des rapports marchands, ayant le profit pour objectif. Ces relations ne deviennent dominantes que lorsqu’un certain nombre de conditions sont remplies : la propriété privée des moyens de production, des travailleurs vendant leur force de travail à un employeur, des capitaux prêts à être investis dans une affaire lucrative etc. Une fois ces conditions remplies, ces rapports étendent peu à peu leur emprise à l’ensemble du corps social, reléguant à l’arrière-plan des relations d’une autre nature.
A l’instar du capitalisme, note Alexandre Zinoviev, le communisme est un système, c’est-à-dire une manière de faire vivre les hommes ensemble, de génération en génération. Selon le philosophe russe, les rapports spécifiques du communisme réel sont des rapports sociaux structurant les grandes collectivités humaines (3) : la division des hommes en chefs et subordonnés, la hiérarchie des chefs, le commandement et la subordination, le pouvoir du groupe sur l’individu etc. Ces relations sociales existent dans tous les ensembles humains, y compris dans les pays occidentaux, mais ne deviennent dominantes que lorsqu’un certain nombre de conditions sont remplies : la nationalisation des moyens de production, une gestion centralisée de la vie de l’ensemble social, une économie et une culture complexes etc. Dans les années 70, élaborant sa théorie sociologique de la société communiste, le philosophe russe avait établi l’inéluctabilité de l’existence de crises au sein des systèmes sociaux. Ce dernier point est absolument essentiel pour le sujet qui nous intéresse.
Le concept de crise
Les sociétés sont des organismes vivants composés d’un grand nombre d’individus et d’associations d’individus, or tous les organismes vivants traversent des situations critiques et sont sujets à des maladies. Dans le domaine des grandes sociétés humaines , ces situations critiques diffèrent en fonction des rapports fondamentaux qui régissent l’organisme social. C’est la raison pour laquelle la crise de la société capitaliste est de nature économique, alors que celle de la société communiste est de nature sociale et se manifeste par une profonde désorganisation des différentes sphères de l’organisme. Selon le philosophe russe, afin de comprendre l’essence de la crise du communisme, il est important d’établir une distinction entre deux facteurs : les causes et les conditions de la crise. Dans ses ouvrages consacrés à ce thème (4), le philosophe explique que les causes les plus profondes de la crise d’une société communiste résident dans une accumulation de dérogations à la norme, engendrées par les tendances mêmes qui génèrent le fonctionnement normal de cette société. Quant aux conditions de la crise, elles consistent en un ensemble de facteurs tels que l’existence d’autres pays, une politique gouvernementale, une catastrophe naturelle etc. Ces conditions favorisent l’action des mécanismes d’une crise, accélèrent ou bien, au contraire, bloquent l’éclatement d’une crise. C’est ainsi que la politique de la nouvelle équipe mise en place à Moscou en 1985 joua un rôle essentiel dans le déclenchement de la crise qui mûrissait depuis des années au sein de la société soviétique. Je reviendrai plus tard sur ce point. A la différence des conditions qui peuvent changer ou disparaître avec le temps, les causes d’une situation critique sont les compagnons de route de l’organisme social durant toute son existence. Si des sociétés communistes se développent dans le futur, elles seront sujettes à des mécanismes générateurs de crises, semblables à ceux qui ont provoqué une situation critique au sein de la société soviétique à la fin de l’ère Brejnev.
La théorie zinovievienne constitue un puissant éclairage en direction de l’avenir.
Les causes
Dans ce chapitre, je propose au lecteur un exemple destiné à illustrer ce que je viens de dire. Selon les règles juridiques de la société communiste, tout individu adulte capable de travailler doit être rattaché à une cellule reconnue par l’Etat (une usine, une exploitation agricole, un bureau etc.) ; en échange du travail fourni, notre homme reçoit de la cellule un salaire et bénéficie d’un certain nombre d’avantages. Telle est la norme. En revanche, un individu qui parvient à survivre sans travailler dans une organisation reconnue par l’Etat est une dérogation à la norme. Dans une société communiste parfaite (idéale, abstraite), où n’existerait aucune dérogation à la norme, (5) tous les citoyens en âge de travailler seraient rattachés à une cellule et n’obtiendraient des revenus et des avantages qu’en échange de leur travail. Dans la réalité de la vie quotidienne, l’idéal de rattachement de la totalité des citoyens à une cellule agit comme une tendance dominante : la majorité des citoyens gagnent effectivement leur vie en travaillant dans des organisations reconnues par l’Etat. Toutefois, au travers de nombreux canaux, la société offre la possibilité à des individus de survivre sans être rattachés à une cellule. A l’époque de Léonid Brejnev, le nombre de ces individus, officiellement dénommés « parasites », s’était notoirement accru, engendrant une forte tendance à échapper au travail obligatoire. D’une façon plus générale, Alexandre Zinoviev note que, à la fin de l’époque brejnévienne, ce phénomène d’accumulation des dérogations à la norme s’était renforcé dans plusieurs domaines de la vie soviétique : le pouvoir de l’idéologie officielle (le marxisme-léninisme) sur les esprits s’était affaibli, des mafias s’étaient constituées au niveau de la direction des républiques et de l’Etat central, le contrôle des instances planificatrices sur les entreprises de production de biens et de services avait diminué, manipulations comptables et fraudes avaient augmenté dans le secteur économique etc.
En résumé, les innombrables petits ruisseaux constitués par les dérogations à la norme se sont joints pour former un fleuve puissant : celui de la tendance à la crise.
Une première condition
Parmi les conditions majeures qui se sont « superposées » aux mécanismes internes générateurs de la crise, il convient de citer la guerre froide et la perestroïka gorbatchévienne. Arrêtons-nous un peu sur cette période que les historiens ont nommée : la guerre froide, et qui s’est étendue de 1945 jusqu’au début des années 90. Durant toutes ces années, l’Union soviétique, sortie victorieuse d’une terrible guerre qui s’est déroulée en grande partie sur son sol, va vivre au rythme d’une tension caractérisée par l’existence de deux blocs antagonistes. Cette tension entre les deux grandes puissances se manifeste dans de nombreux domaines : la sphère de l’économie, celle de l’idéologie, le monde des services secrets, les guerres locales, la constitution de zones d’influence etc. A ce propos, Alexandre Zinoviev explique que les points forts et les points faibles des deux systèmes ont joué des rôles différents à des moments différents. Durant les années 1950-1960, l’Union soviétique développe une prodigieuse puissance militaire et fait preuve d’un impressionnant activisme au niveau international, favorisant la diffusion du communisme dans les moindres recoins de la planète. Cette capacité qu’ont les dirigeants d’une société communiste de concentrer toutes les ressources du pays vers un but précis est justement l’un des points forts du communisme et cette première période de la guerre froide est plutôt favorable à l’URSS et à ses alliés. Cependant, dans les années 1970-1980, l’Occident commence à dévoiler ses propres atouts, en particulier sa supériorité dans les domaines économique et technologique. Durant ces années, la situation change aussi sur le plan idéologique. Arrêtons-nous sur ce dernier point de façon à comprendre comment s’est opérée la « fusion » entre causes et conditions de la crise.
Dans les années 70-80, le modèle soviétique fait l’objet d’une très forte attaque de la part des médias occidentaux ; soviétologues, sociologues, politiciens et journalistes imposent peu à peu l’idée selon laquelle communisme et capitalisme représentent une division du monde en deux parties : un immense Goulag (un empire du Mal) d’un côté, et une démocratie parée de toutes les vertus, de l’autre. L’idéologie occidentale ne se contente pas d’exercer son action sur les esprits des Occidentaux mais pénètre à l’Est par les canaux les plus divers. Jeans, musique rock, appareils sophistiqués accessibles à tous et films fabriqués aux Etats-Unis offrent une image séduisante de l’Ouest et font partie du processus d’occidentalisation au même titre que l’extrême valorisation de la démocratie parlementaire et du capitalisme, pudiquement rebaptisé : libéralisme. Vers la fin de l’ère brejnévienne, note Alexandre Zinoviev, l’idéologie occidentale exerçait une action corrosive sur les différentes couches de la société soviétique en général, et sur les couches supérieures en particulier. Causes et conditions de la crise idéologique se sont donc entremêlées en un inextricable écheveau : si l’influence occidentale pénétrait si facilement les esprits des citoyens du bloc de l’Est, c’est bien parce que l’idéologie soviétique avait perdu une partie de sa puissance, laissant en quelque sorte la place vacante. Des phénomènes tels que la rupture avec la Chine communiste ou la naissance de l’eurocommunisme contribuent aussi à affaiblir l’Union soviétique. A l’époque où Mikhaïl Gorbatchev et son équipe accèdent aux plus hautes instances du pouvoir soviétique, il est clair aux yeux de beaucoup que le plateau de la balance commence à pencher très nettement du côté occidental.
Une seconde condition
La politique nouvelle, mise en place par la direction soviétique à partir de 1985, est évidemment une condition majeure de la crise du communisme. Sous les vivats des dirigeants et des médias occidentaux, cette politique va plonger le pays dans la désorganisation la plus totale. Cette condition diffère de toutes les autres en ce sens qu’elle a joué le rôle d’un « détonateur » mettant le feu aux poudres et transformant la tendance à la crise en crise bien réelle. Dans ses ouvrages consacrés aux événements qui sont survenus en URSS à partir de 1985, Alexandre Zinoviev note que Mikhaïl Gorbatchev et son équipe n’avaient pas sciemment l’intention de plonger le pays dans le chaos ; bien au contraire, les velléités réformistes de la nouvelle direction étaient destinées à renforcer l’Union soviétique tout en séduisant l’Occident mais, dans une société mûre pour la crise, une « avalanche » imprévue d’événements transforma très rapidement l’équipe au pouvoir en marionnettes incapables de maîtriser un processus que ladite équipe avait pourtant enclenché. Selon le philosophe russe, la direction soviétique était donc animée des meilleures intentions du monde, mais son action a plongé des millions de citoyens du bloc de l’Est dans le chaos et ravalé la Russie au rang de puissance moyenne. Si un tel phénomène n’a rien d’exceptionnel dans l’histoire de l’humanité, il n’en constitue pas moins une nouvelle preuve que les rues de l’enfer -cet autre empire du Mal- ne sont pavées que de bonnes intentions.
Un exemple de politique gorbatchévienne
Dès 1985, la nouvelle direction soviétique met en place une politique de transparence (glasnost), de liberté de création et de réhabilitation de la vérité historique. Le pouvoir gorbatchévien se donne pour but de rétablir la vérité concernant l’histoire de l’Union soviétique, de prendre ses distances avec ses prédécesseurs et de mériter les éloges des Occidentaux. Les autorités soviétiques réhabilitent des victimes du stalinisme, autorisent la publication d’œuvres interdites ainsi que l’évocation d’événements qui, hier encore, étaient passés sous silence. Le nouveau pouvoir ne ménage pas non plus ses critiques envers la direction brejnévienne, accusée de conservatisme ; des dissidents célèbres, qui avaient été contraints de s’exiler en Occident, obtiennent le droit de rentrer au pays et de s’exprimer librement. Commence alors en Union soviétique un processus d’autoflagellation et de dénigrement de toute l’histoire du pays. Le passé soviétique ne consisterait qu’en une litanie de trahisons et de crimes et le marxisme-léninisme ne mériterait que le mépris. Beaucoup de Soviétiques n’accordent plus aucune valeur aux affirmations de l’idéologie soviétique concernant le capitalisme et perçoivent en revanche les idées provenant d’Occident comme de sacro-saintes vérités. « L’avenir radieux de l’humanité » aurait donc bien été construit mais … à l’ouest du rideau de fer. En pratique, la politique de glasnost et de réhabilitation de la vérité historique amplifie la crise de confiance des Soviétiques envers le système communiste et l’idéologie officielle, apportant ainsi sa contribution à l’explosion sociale.
Les manifestations de la crise
Cette explosion sociale se manifeste, entre autres formes, par une profonde désorganisation de la vie quotidienne et par une tendance à la désintégration au niveau de la société tout entière. Déclarations anti-communistes, grèves, manifestations et mouvements de foule envahissent le devant de la scène sociale et deviennent monnaie courante. Beaucoup de contestataires ne sont plus rattachés à une quelconque cellule ; mécontents de l’ordre existant, ces protestataires défilent dans les rues et forment le fer de lance de mouvements revendicatifs. A un niveau élevé de la hiérarchie sociale, certains personnages haut placés comprennent très vite quel parti tirer de foules sensibles à la démagogie ; la décomposition de la société communiste permettra à ces individus de satisfaire leurs ambitions personnelles et nombre d’entre eux deviendront les chefs des unités territoriales issues de l’éclatement. Le phénomène de désorganisation de la vie quotidienne se double d’un processus de désintégration du bloc soviétique. Ce dernier point est particulièrement intéressant du point de vue sociologique. L’existence de grands rassemblements humains comptant des millions d’individus est caractéristique de l’époque contemporaine ; au sein de tels ensembles, existent des tendances à la désintégration du tout et à la formation de groupes autonomes. La crise de la société communiste décuple la force de ces tendances séparatistes qui ébranlent avec une extrême violence deux ensembles pluriethniques : l’Union soviétique et la Yougoslavie, ce pays des Balkans né après la première guerre mondiale. Les événements tragiques qui surviendront en Yougoslavie durant la dernière décennie du vingtième siècle trouvent leurs racines dans la crise du communisme réel : l’éclatement du pays et la désorganisation sociale raviveront d’anciennes blessures inter-ethniques que l’on croyait guéries et en susciteront de nouvelles. Le proverbe affirmant que les chevaux ne se mangent entre eux que lorsque l’avoine vient à manquer dans l’écurie, garde toute sa force lorsqu’il s’agit de groupes humains vivant au sein d’une entité soudainement en proie à une violente secousse. Au début des années 90, la crise atteint son paroxysme et frappe le cœur de l’empire du Mal : la Russie.
Boris Eltsine, haut fonctionnaire de l’Union soviétique et membre du parti communiste, proclame l’indépendance de la Russie dont il prend la tête. L’ancien membre suppléant du politburo de l’Union soviétique promet aux dirigeants occidentaux de rompre avec l’odieux passé communiste et d’adopter le système occidental. Les Soviétiques plaisantent : nous détruisons le communisme sous la direction … des communistes.
Une contre-perestroïka ?
En Union soviétique, beaucoup de gens comprennent que le pays s’enfonce dans une catastrophe qui fait le jeu des puissances occidentales. La perestroïka s’achève en katastroïka (6), comme l’avait prédit Alexandre Zinoviev, ce théoricien majeur de la société communiste que les médias occidentaux commencent à mettre à l’écart. Le philosophe a longtemps pensé qu’une contre-perestroïka, seul moyen de sortir de la crise, pourrait avoir lieu dans son pays. Quelle forme aurait donc revêtu cette contre-perestroïka ? Il est impossible de répondre à cette question sans prendre en compte la nature du communisme réel. La société communiste est une société de fonctionnaires, dominée par les rapports de commandement et de subordination. Un pays communiste sans Etat fortement développé est aussi impensable qu’une société capitaliste sans argent, sans circulation de capitaux et sans profit, or la crise de la société communiste a fortement ébranlé le pouvoir étatique. La direction du pays a perdu le contrôle de la société dirigée et, à l’intérieur même du système de direction, les règles normales de fonctionnement ont été mises à mal. Beaucoup de Soviétiques comprennent que le seul moyen de sortir de la crise est de restaurer la puissance de l’Etat.
La direction gorbatchévienne elle-même, effrayée par l’ampleur du bouleversement social, essaye de reprendre en main le système administratif soviétique composé d’un nombre gigantesque d’institutions et d’organismes. Comme Joseph Staline l’avait fait en son temps, Mikhaïl Gorbatchev tente de mettre en place un appareil de pouvoir personnel chapeautant l’appareil du Parti, d’où la volonté de renforcer les pouvoirs du « président »(7), c’est-à-dire de lui-même. Alexandre Zinoviev explique que ces manœuvres de la direction soviétique ne relèvent pas de la volonté subjective de Gorbatchev et de ses amis, mais sont l’unique façon de sortir le pays du marasme dans lequel il est plongé. Si ce super pouvoir personnel avait été mis en place, il aurait permis au « président » et à son équipe de reprendre en main l’appareil du Parti dans un premier temps, puis l’appareil d’Etat tout entier dans un deuxième temps, mais cette contre-perestroïka n’est pas menée à son terme. Mikhaïl Gorbatchev, oscillant sans cesse entre son désir de plaire aux Occidentaux et la volonté de reprendre en main le pays, finit par être évincé par Boris Eltsine qui engage définitivement la Russie sur la voie de l’occidentalisation.
L’empire du Mal éclate de toutes parts et le soir du 8 décembre 1991, date officielle de la mort de l’Union des républiques socialistes soviétiques, le président Ronald Reagan, enfin rasséréné, peut dormir paisiblement sur ses deux oreilles.
Quelle occidentalisation ?
L’effondrement de l’empire du Mal et de ses alliés provoque un gigantesque bouleversement sur le continent européen. Le destin de tous ces pays, hier intégrés dans un même bloc, va dorénavant diverger. La République démocratique allemande (RDA), par exemple, est purement et simplement annexée par l’Allemagne de l’Ouest, membre du camp occidental, qui s’empresse de restructurer l’ancienne zone socialiste en vendant les entreprises de l’Est au secteur privé. Les citoyens de l’ex-RDA auront dorénavant le droit de manifester librement dans la rue, celui de voter pour le député de leur choix ainsi que la possibilité de faire leurs achats dans d’énormes supermarchés regorgeant de marchandises, mais ils perdront le travail léger et garanti, les loyers symboliques, la gratuité des soins et de l’enseignement, la vie au sein des collectifs d’entreprise, l’insouciance du lendemain et autres avantages du socialisme réel. S’ensuivra « l’ostalgie » (8), la nostalgie du mode de vie communiste. Le cas allemand est cependant bien particulier. En effet, s’il existe une Allemagne de l’Ouest capable de verser des allocations et des aides aux chômeurs provenant de l’ancienne zone socialiste, il n’existe pas de Pologne ou d’ Union soviétique de l’Ouest. La situation de la Russie, désormais gouvernée par « des réformateurs » désireux d’effacer toute trace de socialisme, est bien différente de celle de l’ancienne République démocratique allemande.
Dans ses ouvrages consacrés à la société communiste (9), Alexandre Zinoviev explique que l’économie d’un pays socialiste est gérée par des principes autres que ceux de l’exigence de profit ou de rentabilité ; cette économie a pour mission, par exemple, de fournir du travail à l’ensemble de la population. Avant l’effondrement du pays, la quasi-totalité des entreprises appartenaient au secteur public et les instances planificatrices géraient la vie économique. Sous la direction des « réformateurs » dorénavant installés au Kremlin, s’opère un véritable bradage des entreprises publiques ; un certain nombre d’entre elles deviennent la propriété d’individus extrêmement riches (les « oligarques ») liés au pouvoir d’Etat. Le chômage fait son apparition, le niveau de vie d’une large partie de la population baisse, des firmes occidentales s’établissent dans le pays et le dollar circule librement comme monnaie d’échange. Les Soviétiques plaisantent une nouvelle fois : les communistes nous mentaient toujours, sauf lorsqu’ils affirmaient que le capitalisme … c’est encore pire. Nec plus ultra de l’occidentalisation : la démocratie parlementaire s’installe dans les murs du Kremlin, mais de quelle démocratie s’agit-il exactement ?
Quelle démocratie ?
Durant toutes ces années de la guerre froide, l’Occident a renforcé son idéologie qui, au fil du temps, est devenue une arme puissante dont l’action s’est exercée des deux côtés du rideau de fer. Ce renforcement s’est effectué en structurant l’idéologie autour de plusieurs thèmes. C’est durant cette période, par exemple, qu’est apparue l’idée selon laquelle la démocratie parlementaire est un mode de gouvernement valable pour tous les temps et pour tous les peuples.
Les années passant, cette idée a acquis la force d’un axiome. Dans ses écrits consacrés à la société occidentale (10), Alexandre Zinoviev souligne que la démocratie parlementaire est un type de pouvoir intrinsèquement lié à la structure des Etats-nations ; le philosophe ajoute que, contrairement à ce qu’affirme l’idéologie occidentale, ce type de pouvoir n’est pas transposable sous tous les cieux et à toutes les époques. Sur le continent américain, la démocratie parlementaire s’est construite en même temps que se développait une économie capitaliste et que naissait une nation nouvelle : les Etats-Unis. Lors d’un voyage sur le nouveau continent, un sociologue hors pair, Alexis de Tocqueville, avait d’ailleurs pressenti la force potentielle de cette jeune nation qui se construisait sous ses yeux. Afin d’approfondir le sujet qui nous préoccupe, répertorions d’abord quelques termes couramment associés à l’expression « démocratie parlementaire » : élections libres, séparation des pouvoirs, partis politiques, élus du peuple, régimes présidentiel ou parlementaire. Arrêtons-nous ensuite sur le cas des principaux partis politiques présents sur la scène d’un pays occidental contemporain. Ces partis sont le produit d’une longue histoire et représentent des couches et des catégories sociales bien précises ; ils ont évolué avec le temps et ont acquis aujourd’hui une grande expérience de la relation avec le pouvoir d’Etat auquel ils fournissent des cadres. A l’heure actuelle, ces partis politiques sont devenus des éléments majeurs de la structure du pouvoir d’un pays occidental. Qu’y a-t-il de tout cela dans la Russie issue de la fragmentation de l’empire du Mal ?
Une multitude de partis ont certes poussé comme champignons après la pluie durant la période gorbatchévienne, mais ils ne reposaient sur aucune base historique et ne représentaient aucune couche sociale. La Russie n’a pas de tradition dans ce domaine que les Occidentaux nomment : la vie politique. Le parti communiste de l’Union soviétique n’était pas un parti politique au sens occidental du terme, mais l’axe central d’un pouvoir d’Etat fortement hiérarchisé dont la fonction était de gérer la société tout entière. A ce propos, Alexandre Zinoviev souligne que l’Etat a joué un rôle essentiel dans l’histoire de la Russie, dès le début de l’existence de ce pays, et que le communisme représente en quelque sorte le couronnement de la tendance russe à l’étatisme. A l’évidence, n’existe dans l’actuelle Russie qu’une caricature de démocratie parlementaire, élément d’une occidentalisation imposée par les vainqueurs de la guerre froide.
Un lièvre avec des cornes
Alexandre Zinoviev utilise (11) l’expression : « un lièvre avec des cornes », afin de qualifier la Russie issue de l’éclatement de l’empire du Mal. Cette Russie nouvelle serait un hybride social de même qu’un lièvre avec des cornes serait, s’il existait, un hybride biologique. Que cela signifie-t-il ? Selon le philosophe russe, la société qui s’est formée dans les années postérieures à l’effondrement de l’Union soviétique n’est pas l’aboutissement d’une évolution sociale naturelle, mais résulte pour une large part d’une occidentalisation forcée du pays consécutive à la défaite de la Russie pendant la guerre froide. Cette société nouvelle est constituée d’un assemblage d’éléments disparates, en particulier : l’occidentalisation, la résurrection du passé ainsi que l’existence de tendances au communisme. Ces facteurs divers engendrent des situations qui semblent paradoxales à l’observateur de la Russie actuelle. Illustrons ce qui vient d’être dit par un exemple.
A l’évidence, la constitution d’un large secteur économique privé en Russie est un pas en direction de l’occidentalisation du pays. A l’opposé de cette tendance, la volonté du Kremlin de reprendre en main de grandes entreprises russes appartenant au secteur énergétique est très clairement la manifestation d’un retour à une politique économique de type soviétique. Dans le domaine idéologique et religieux, la situation paraît elle aussi très complexe. En accordant leur soutien au christianisme orthodoxe, les autorités russes manifestent leur intention « d’enterrer » définitivement le marxisme-léninisme, mais aussi leur volonté de promouvoir le nationalisme russe et de ressusciter des éléments du passé tsariste dont fait partie l’orthodoxie. Au sujet de cette dernière, Alexandre Zinoviev note que la « renaissance » de la religion en Russie est une opération organisée par le pouvoir ainsi que par la hiérarchie ecclésiastique et qu’elle ne repose sur aucune assise populaire. En résumé, plusieurs facteurs hétéroclites de différentes origines forment à l’heure actuelle l’ossature de cet étrange animal qu’est un lièvre avec des cornes. Le philosophe explique enfin qu’il est difficile de prédire la durée de vie de cet organisme social hybride dont la qualité principale, aux yeux des dirigeants occidentaux, est de constituer un rempart protégeant la Russie d’un retour à la norme communiste.
L’empire du Mal s’est donc effondré à la suite d’une profonde crise intérieure et d’un coup de poing donné par l’Ouest qui vivait depuis 1945 sous la menace d’un conflit dangereux pour sa survie. Utilisant très adroitement la situation critique que traversait l’Union soviétique dans les années 80, les Occidentaux ont déclenché une attaque contre le communisme.
Affaiblir le système social d’un pays signifie affaiblir ce pays lui-même. Cette attaque a été couronnée d’un succès inespéré : l’empire du Mal en proie à une violente crise interne s’est effondré à la façon d’un château de cartes. Les conséquences de cet écroulement furent nombreuses et diverses. Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. En modifiant en profondeur les rapports entre les principaux acteurs de notre planète, l’écroulement du bloc de l’Est mit fin à une époque née au sortir de la seconde guerre mondiale. La guerre froide s’éteignit d’elle-même sans se transformer en un terrible conflit armé qui aurait ensanglanté une grande partie de l’humanité. La chute de l’empire du Mal eut aussi pour effet d’ouvrir grande la voie à l’épanouissement d’une période nouvelle caractérisée par la domination, à l’échelle mondiale, d’un autre empire que le président Ronald Reagan, j’en suis convaincu, n’aurait pas hésité une seule seconde à surnommer … l’empire du Bien. (12)
Fabrice Fassio
Manille, septembre 2010
NOTES
(1) socialisme réel, société de type soviétique
(2) société occidentiste, occidentaliste (selon le terminologie d’A.Zinoviev)
(3) afin de désigner ces rapports, le philosophe utilise les termes : collectifs, communaux ou communautaires.
(4) je pense en particulier à : Perestroïka et contre-perestroïka (en français), la Katastroïka (en français), La caida del imperio del mal (en espagnol), Il superpotere in URSS (en italien).
(5) dans son étude de la société communiste, Alexandre Zinoviev utilise les procédés logiques du passage de l’abstrait au concret, que Karl Marx avait déjà utilisés dans Le Capital .
(6) néologisme conçu par A.Zinoviev à partir des mots : perestroïka (reconstruction) et katastroph (catastrophe)
(7) en mars 1990, Mikhaïl Gorbatchev est devenu président de l’Union soviétique.
(8) terme formé à partir des mots allemands : « ost »(l’est) et « nostalgie » (la nostalgie)
(9) je pense en particulier à : Le communisme comme réalité, Perestroïka et contre-perestroïka.
(10) l’Occidentisme (en français), La supra-société globale et la Russie (en français). Je n’ai pas pris connaissance de La fourmilière globale (en russe).
(11) Postsoviétisme (en russe), Un lièvre avec des cornes (en russe)
(12) dans cet article, j’ai adopté la façon relativement récente d’écrire avec une seule majuscule : Union soviétique, Union des républiques socialistes soviétiques.