Petit-fils de l’écrivain Paul Nizan («J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », Aden Arabie) et fils du grand reporter Olivier Todd, Emmanuel Todd est ingénieur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED). Ennemi farouche du « libre-échange » et partisan d’un « protectionnisme européen raisonnable », le politologue explique au Courrier de Russie qui est responsable du conflit géorgien et pourquoi la France devrait reconnaître l’indépendance de l’Ossétie du Sud.
Le Courrier de Russie : A qui faut-il imputer la faute dans la crise géorgienne ? Aux Russes, aux Géorgiens ou aux Ossètes ? Emmanuel Todd : Je propose d’observer le problème de la crise géorgienne d’une façon plus large, dans le cadre des enjeux géopolitiques internationaux. Il faut se rappeler qu’après la chute de l’URSS et le repli stratégique de la Russie, les Etats-Unis sont devenus l’unique superpuissance mondiale. Ils ont adopté, à partir de 1996-97 un comportement agressif vis-à-vis d’autres pays du monde. On en a vu les manifestations dans l’invasion de l’Irak, dans la campagne anti-iranienne de l’administration américaine ou encore dans l’attaque menée par Israël, pays satellite des Etats-Unis, au sud-Liban. La crise géorgienne n’est qu’une étape supplémentaire dans cette séquence agressive du système américain.
LCDR : Pourquoi une telle hostilité ? E.T. : Les Etats-Unis se comportent de façon agressive parce qu’ils sentent leur puissance s’affaiblir. Le monde américain subit une crise économique, sociale et culturelle grave. L’effondrement financier actuel n’en est qu’une nouvelle preuve. Entre-temps, nous observons d’autres pays du monde regagner leur puissance. On assiste à une montée spectaculaire de l’Inde et de la Chine. On voit également le rétablissement de la Russie qui retrouve son équilibre économique et enregistre des taux de croissance élevés. Le monde change à grande vitesse, mais tous ne s’en rendent pas compte. On trouve encore beaucoup de gens inconscients du déclin industriel des Etats-Unis et de la fragilité de leur système. Ce fut justement le cas des Géorgiens qui se sont lancés dans la conquête de l’Ossétie se croyant soutenus par le camp « occidental » mais se sont retrouvés victimes de l’impuissance matérielle de leur allié américain. Mikhaïl Saakachvili a sous-éstimé la nouvelle capacité d’action de la Russie. Celle-ci ne souhaite pas voir l’OTAN s’installer à toutes ses frontières et n’hésite plus pas à utiliser son armée pour faire entendre son « non ».
LCDR : Croyez-vous que les Etats-Unis aient incité la Géorgie à attaquer l’Ossétie ? E.T. : On ne sait pas exactement comment la décision a été prise et, probablement ne le saura-t-on jamais. Mais la vraie question, c’est comment la Géorgie a-t-elle pu s’imaginer qu’elle allait faire plier la Russie ? Comment Saakachvili a-t-il pu envoyer ses troupes en Ossétie, alors que la partie la mieux équipée de l’armée géorgienne était en train de soutenir les Américains en Irak ?
LCDR : Pourtant, la Géorgie a été écrasée par l’armée russe et les Etats-Unis, à supposer qu’ils ont effectivement joué un rôle dans le conflit, auraient dû prévoir ce scénario… E.T. : Il faut se rappeler que l’on ne connaît toujours pas l’issue de la crise. Elle semble avoir conduit les Polonais à finalement accepter l’installation du système anti-missile américain sur leur territoire. Elle pourrait pousser les gouvernements européens à affaiblir leurs liens avec la Russie et se rapprocher encore plus des Etats-Unis. Qui sait si les stratèges américains n’ont pas espéré entraîner la Russie elle-même dans une séquence agressive, la conduisant à adopter une posture revancharde et conquérante nuisible à son statut international. L’administration américaine aurait pu sacrifier le pion géorgien pour améliorer sa situation sur la scène internationale. Les Américains jouent au poker, vous savez. Les Russes jouent aux échecs. Ils ont pris le pion géorgien, montré que l’Amérique ne les impressionnait plus, mais ils ont fait du maintien de relations paisibles et utiles avec l’Europe de l’Ouest leur priorité.
LCDR : Comment expliquer la réaction de l’Europe au conflit géorgien ? E.T. : Les gouvernements européens sont pris dans un dilemme entre les intérêts de leurs peuples et ceux de leurs élites. Ce n’est pas un grand secret : les oligarchies occidentales sympathisent avec les Américains et soutiennent leur politique. Les peuples européens non. L’intérêt géopolitique de la France en tant que puissance moyenne et européenne serait une entente cordiale et stratégique avec la Russie.
LCDR : Pourtant, dans la société occidentale, on parle plus souvent de la me-nace russe… E.T. : La Russie n’est pas une menace pour l’Europe de l’Ouest. Je dis consciemment « Europe de l’Ouest » parce que les Russes sont des Européens. La Russie a terriblement souffert de la deuxième guerre mondiale et ne cherchera pas, j’en suis convaincu, à déclencher de nouveaux conflits. La Russie a par ailleurs constaté, du temps de l’URSS, que l’Empire était une entreprise peu rentable. Son déclin démographique interdit de toute façon un fantasme expansionniste. La menace militaire russe est un mythe. La mise au pas de la minuscule Géorgie ne démontre pas que l’armée russe est toute-puissante. Elle démontre simplement que, dans le Caucase, la puissance militaire américaine n’existe pas.
LCDR : Mais outre la sécurité militaire, il existe la sécurité énergétique… E.T. : Il ne faut pas oublier que la Russie et l’Europe de l’Ouest se retrouvent en état d’interdépendance. L’Europe a toujours besoin du gaz russe, mais la Russie a besoin des biens d’équipement européens, de technologies et de savoir-faire. Et ce n’est pas par hasard que les producteurs d’automobiles européens s’implantent en Russie et y travaillent avec beaucoup de succès.
LCDR : Si la France est intéressée à maintenir ses liens avec la Russie, pourquoi la presse occidentale adopte-t-elle une attitude aussi critique à son égard, notamment dans la couverture du conflit géorgien ? E.T. : Les journalistes européens se montrent souvent hostiles à l’égard de la Russie au nom d’une sorte de maximalisme libéral. Peu conscients de ce qu’ils vivent eux-mêmes dans des systèmes certes forts libéraux, mais de plus en plus inégalitaires, oligarchiques même, ils se croient obligés d’exiger, hors de chez eux, des démocraties parfaites, tout de suite, indépendamment du contexte économique ou social de transition. Avouons le aussi, les journalistes européens sont rarement compétents en géopolitique. Il sont souvent très naïfs. On pourrait aussi citer comme explication le peu d’efforts du Kremlin visant à séduire la presse occidentale. Habitués à l’attitude beaucoup plus séductrice de leurs propres hommes politiques, les journalistes européens et américains ne peuvent qu’être déçus par ce manque de ménagements. Pourtant, je peux vous assurer qu’en France, dans la communauté des experts, on trouve beaucoup de personnes qualifiées qui apprécient à sa juste valeur le rôle de la Russie dans le rétablissement de l’équilibre mondial.
LCDR : On trouve beaucoup d’adeptes de l’idée selon laquelle la Russie porte toujours l’héritage de l’Empire du Mal qu’elle représentait encore il y a une trentaine d’années… E.T. : Quant à moi, je considère que la Russie a joué un rôle plutôt positif dans l’histoire universelle. J’appartiens à la génération qui se rappelle encore que l’issue de la deuxième guerre mondiale s’est jouée à Stalingrad et que c’est aux Russes que nous devons notre liberté. L’histoire de la Russie démontre que sa vision du monde est spontanément égalitaire et multipolaire. A l’inverse des Etats-Unis qui se trouvent aujourd’hui dans un rapport asymétrique d’exploitation du monde. La France aurait dû s’en rendre compte et se rapprocher des puissances émergentes plutôt que de suivre l’Amérique dans une sorte de crispation « occidentaliste ». Le gouvernement français me fait penser à un rat qui monterait sur un navire en train de couler.
LCDR : Les Russes, ont-ils eu raison de reconnaître l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud ? E.T. : Bien évidemment.
LCDR : Pourtant, juridiquement, ce sont deux provinces géorgiennes… E.T. : Dans le cas de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, nous assistions à une non coïncidence devenue dramatique entre l’état des faits réels et l’état juridique. Les populations de ces deux pays ne souhaitent pas être géorgiennes. Au stade actuel, la seule solution de paix à long terme est l’acceptation de la réa-lité. Sinon, le gouvernement géorgien va continuer d’envisager des solutions violentes, de domination ou même de nettoyage ethnique. Or l’intérêt réel des Géorgiens c’est la paix, le développement économique et une relation stable et positive avec la Russie dont ils ont tant besoin. En reconnaissant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, les Européens de l’Ouest libéreraient les Géorgiens eux-mêmes du fardeau de leur histoire et de leur rancune.
LCDR : La France devrait-elle reconnaître l’indépendance de ces deux états ? E.T. : C’est mon souhait le plus cher. Si je deviens président de la République, ce sera l’une de mes premières décisions.