Sergueï Lavrov : entretien exclusif LCI 30/05/2022

Liseron Boudoul : Trois mois après le début de l’invasion, quel bilan faites-vous aujourd’hui de cette guerre ? Est-ce un succès ou un échec ? 

Sergueï Lavrov : Vous savez, contrairement à nos collègues occidentaux, nous ne courons pas après les effets de manche. Nous ne cherchons pas une approbation ou un succès pour les actions que nous entreprenons sur la scène internationale. Nous faisons ce que nous sommes contraints de faire : nous protégeons les populations et nous protégeons la langue russe qui a été directement discriminée et agressée par les régimes successifs en Ukraine, tant sous Porochenko que sous Zelensky. Nous protégeons l’Ukraine de la nazification, qui s’y poursuit depuis de nombreuses années avec la connivence directe de l’Occident. L’Occident ne se souciait pas de ce qu’il arrivait à la langue russe, à l’éducation russe, aux médias russes qui étaient interdits par la loi. Pendant des années, nous avons frappé à différentes portes en Europe et aux États-Unis. L’Occident y est resté complètement sourd.

Sergueï Lavrov : pendant des années, nous avons essayé de persuader l’Occident que l’Ukraine ne devait pas être entrainée dans l’Otan. Or l’Otan s’était déjà rapprochée à cinq reprises de la frontière russe, contrairement à toutes les promesses faites lorsque l’Union soviétique a disparu. L’hypocrisie de l’Occident s’est parfaitement illustrée par les réactions aux décisions prises par les États-Unis et l’Otan dans des situations telles que la Yougoslavie en 1999, l’Irak en 2003 et la Libye, en 2011. Toutes ces aventures militaires ont été lancées par les États-Unis sous prétexte que ces foyers de tension représentaient une menace pour eux. Et cette menace était à plus de 10.000 km des côtes américaines. Pourtant, tout le monde a suivi Washington, pour détruire d’abord la Yougoslavie, puis l’Irak, puis la Libye. Plus d’un million de civils sont morts dans ces conflits et personne n’a rien dit. Tout le monde a trouvé ça normal. Parce que le souverain du monde, les États-Unis, commandent à tous les autres pays occidentaux. En Europe – à l’exception de la guerre en Irak où la France et l’Allemagne se sont opposées aux actions injustifiées et totalement inacceptables de Washington – dans tous les autres cas, tous les pays européens ont rapidement convenu que les États-Unis avaient le droit de déclarer une menace pour leur sécurité, n’importe où dans le monde, et de faire ce qu’ils voulaient. La Russie n’a pas déclaré une menace pour sa sécurité du jour au lendemain. Elle a, pendant de nombreuses années, exhorté l’Occident à ne pas faire de l’Ukraine un pays antirusse. En d’autres termes, la menace qui pèse directement sur nos frontières – et contre laquelle nous mettons en garde depuis de nombreuses années – a été complètement ignorée. C’est pourquoi notre opération militaire était inévitable. 

Nous avons essayé d’alerter l’Occident depuis très longtemps. Et le président Macron a également parlé, à maintes reprises, de la nécessité d’une nouvelle architecture de sécurité européenne. Mais les États-Unis ne le permettent pas, et ne permettront pas de faire quoi que ce soit. Les États-Unis ont complétement assujetti l’Europe. Bien sûr, nous voyons le désir de la France de promouvoir son idée d’autonomie stratégique de sécurité européenne, le président Macron en parle régulièrement. Mais aucun autre pays ne semble très enthousiaste. Tous disent, même les Allemands, que la sécurité de l’Europe est impossible sans l’Otan. 

L.B. : J’ai passé près de trois mois dans le Donbass. Et tous les miliciens, tous les militaires que j’ai rencontrés, m’ont dit que cette guerre allait durer, qu’elle serait sanglante. Cette bataille sur le front du Donbass est-elle la dernière ? Est-ce-que ‘l’opération militaire russe’ va s’arrêter après ?  

S.L. : Certes, des gens meurent. Mais si l’opération prend autant de temps, comme nous l’observons maintenant, c’est d’abord parce que l’armée russe a reçu l’ordre d’éviter à tout prix toute attaque, toute frappe contre des infrastructures civiles. Seuls les infrastructures, les équipements et les effectifs militaires doivent être ciblés. 

Nous agissons de manière complétement différente par rapport à l’armée ukrainienne et au bataillon néo-nazi ukrainien qui utilisent simplement les civils comme boucliers humains. Si vous avez été sur place, vous avez probablement vu ou entendu comment ces bataillons ukrainiens placent des armes lourdes dans les zones résidentielles, près des écoles, des hôpitaux et près des jardins d’enfants. Vous savez aussi probablement comment ils bombardent régulièrement Donetsk, les zones résidentielles de cette grande ville, comment les civils en souffrent. Notre objectif évident, c’est bien sûr de repousser l’armée ukrainienne et les bataillons ukrainiens en dehors des régions de Donetsk et de Lougansk. Pour le reste des territoires en Ukraine, où il y a des gens qui ne veulent pas rompre les liens avec la Russie, ce sera aux populations de ces régions de décider. Je ne pense pas que ces habitants seront heureux de revenir sous le pouvoir d’un régime néo-nazi qui est complétement russophobe. C’est au peuple lui-même de décider. 

L.B. : Y aura-t-il, enfin, de réelles négociations de paix ? Que demandez-vous concrètement à l’Ukraine ? 

S.L. : Nous ne voulons pas dire que la voie pour renouer un certain dialogue est coupée. Mais nous jugerons désormais les intentions européennes uniquement sur la base d’actions concrètes. Vous savez, nous ne demandons que ce que le président Poutine a déjà annoncé depuis le début de l’opération spéciale. À savoir que le régime de Kiev cesse de tuer des civils dans le Donbass comme il le fait depuis huit longues années, depuis le coup d’État en Ukraine en 2014. C’est pourquoi nos objectifs sont de protéger les civils du Donbass et de démilitariser l’Ukraine. C’est-à-dire qu’il ne doit plus y avoir d’armes sur son territoire qui représentent une menace pour la Fédération de Russie. Nous voulons aussi rétablir les droits de la langue russe, conforment à la Constitution de l’Ukraine, que le régime de Kiev a violé en adoptant des lois antirusses. Mais il faut aussi dénazifier l’Ukraine, parce que les idées et les actes néo-nazis font maintenant partie de la vie en Ukraine. 

L.B. : Est-ce qu’il y aura d’autres batailles après celle sur le front du Donbass ?  

S.L. : Notre priorité absolue, c’est la libération des régions de Donetsk et de Lougansk qui sont désormais reconnues par la Fédération de Russie comme des États indépendants. 

L.B. : Donc les républiques de Donetsk et de Lougansk seront annexées par la Russie ?  

S.L. : Il ne s’agit pas d’annexion. Il s’agit d’une opération militaire demandée par les États souverains que sont les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, en vertu de la Charte des Nations Unies, dont l’article 51 prévoit le droit de légitime défense individuelle et collective. Nous défendons les populations et nous les aidons à rétablir leur intégrité territoriale. 

L.B. : Entre les sanctions économiques qui se renforcent chaque jour, avec les canons français qui arrivent côté ukrainien, et les expulsions de diplomates de part et d’autre, est-ce-que la France et la Russie sont encore des partenaires ?  

S.L. : Vous avez parlé d’expulsions croisées de diplomates. Mais nous n’avons chassé personne. Ces sanctions sont hystériques. Je dirais même qu’elles indiquent une impuissance. La rapidité avec laquelle elles ont été imposées et leur ampleur montre certainement qu’elles n’ont pas été rédigées du jour au lendemain. Elles ont été préparées il y a longtemps, et il est peu probable qu’elles soient levées à l’avenir. Les États-Unis ne le disent pas publiquement, mais dans leurs contacts avec leurs alliés, ils disent que lorsque tout cela sera terminé, les sanctions resteront en vigueur. Donc en fait, l’Ukraine n’est qu’un outil, une pièce de rechange. Il s’agit d’étouffer le développement de la Russie. Car la Russie empêche le développement d’un monde unipolaire que Washington a proclamé, avec l’assentiment de l’Europe. Je ne sais pas ce que l’Europe a à y gagner dans cette situation sur le plan géopolitique. Tous les experts politiques le disent : le principal perdant de cette histoire, c’est l’Europe.  

L.B. : Depuis le début, le Président Macron n’a jamais coupé le canal de communication avec le président Poutine. Souhaitez-vous qu’il continue ainsi, et pourquoi faire ?  

S.L. : Vous savez, nous ne nous imposons à personne. Si quelqu’un veut nous parler, le président Poutine ne refuse jamais la demande d’un homologue qui demande un appel ou une rencontre en face-à face. Tout le monde le sait. Moi et les autres membres du gouvernement russe, nous faisons de même. 

L.B. : Qu’attendez-vous précisément de la France et du président Macron ? 

S.L. : Si le président Macron approche le président Poutine avec une proposition de communication, je vous garantis qu’il sera reçu. Nous ne nous imposons à personne. Nous entendons la Russie être accusée publiquement d’agressions par tous les dirigeants de l’Union européenne, sans exception, dans un langage assez belliqueux. Nous l’entendons. Donc, si derrière ce langage, il y a une volonté d’agir sur les problèmes et sur les causes de la crise actuelle de la sécurité européenne, alors nous serons toujours prêts à discuter. Si le président Macron, qui a une relation de confiance très ancienne avec le président Poutine, propose une discussion, je le réitère, elle sera acceptée. 

Mais je dois dire, à mon immense regret, que malgré la visite du président Macron et les bonnes relations de confiance qui existent entre lui et le président Poutine, la France joue un rôle actif en Ukraine. Et alimente le nationalisme ukrainien et le néo-nazisme. Nous sommes tristes de le constater. La France arme activement l’Ukraine, y compris avec des armes offensiveset elle réclame une guerre jusqu’au bout pour vaincre la Russie. 

L.B. : En Europe, certains disent que Poutine est malade, d’autres qu’il est inquiet, d’autres, énervé. Comment va-t-il ? 

S.L. : Vous savez, le président Poutine apparaît en public tous les jours. Vous pouvez le voir sur les écrans, lire ses discours, écouter ses discours. Je ne pense pas que des personnes saines d’esprit puissent distinguer un quelconque symptôme de maladie chez cet homme.  

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