Laurent Brayard, La Voix de la Russie: Bonjour Alexandre Latsa et merci d’accepter de répondre à quelques unes de nos questions, tout d’abord pour situer le personnage, vous êtes journaliste et blogueur vivant en Russie depuis bientôt cinq années, présentez-vous un peu s’il vous plaît pour nos lecteurs.
Alexandre Latsa : « Bonjour Laurent. Oui je suis français, âgé de 34 ans, cela fait bientôt 5 ans que je réside en Russie. Je dirige une société de conseil en ressources humaines et suis également journaliste pour l’agence de presse RIA-Novosti ».
La Voix de la Russie : Nous disions donc que vous étiez blogueur et vous avez entamé déjà il y a un moment cette aventure, pouvez-vous nous dire pourquoi et dans quel but ?
Alexandre Latsa : « Tout d’abord je dois dire que je m’intéresse depuis très longtemps à la Russie. Dès la guerre en Serbie en 1999 j’ai porté une grande attention à la façon dont la Russie était présentée par le Main Stream médiatique français.
Un soir, au moment des élections législatives russes de 2007, des amis français dinaient chez nous, en France. Ils m’ont posé des questions totalement absurdes sur les élections en Russie. Avec mon épouse nous envisagions déjà notre départ en Russie dans les mois suivants et j’ai alors décidé d’ouvrir un blog pour informer ces amis de ce qui se passait en Russie mais également pour accompagner mon déménagement en Russie. Mon premier post concernait le résultat des élections législatives de décembre 2007 !
Puis le blog s’est transformé en une sorte de descriptif de la Russie telle que je l’observe, et cette vision n’est absolument pas la même que celles que nos médias nationaux retransmettent. Peu à peu le blog s’est enrichi et Dissonance est entièrement consacré à la « Russie d’aujourd’hui ». Les thèmes que j’y développe sont la démographie russe, la géopolitique de l’Eurasie, les rapports Russie-Union Européenne, la désinformation médiatique et les mythes russophobes. Je tente aussi d’enrichir le blog avec les photos de mes voyages en Russie ».
La Voix de la Russie : Sur votre blog dont je partage la très grande majorité des opinions, j’ai pu lire de très vives réactions, pour ne pas dire agressives voire impolies de la part d’internautes choqués par la réalité de la Russie. Pensez-vous vraiment qu’en Occident les Français et les Européens en général ont une image faussée de la Russie ?
Alexandre Latsa : « La Russie fascine et inquiète en même temps. Elle est souvent incomprise et il faut bien l’avouer souvent incompréhensible. Si vous lisez les récits historiques de voyage de français en Russie par exemple, vous constaterez que la Russie ne laisse pas de place à l’indifférence. Les récits sont passionnés et soit hostiles, soit au contraire très positifs. Cette passion qui entoure la Russie se reflète donc dans toutes les opinions et tous les commentaires concernant la Russie, notamment ceux que l’on peut lire sur mon blog.
Souvent l’opinion négative sur la Russie (relativement répandue en Europe et surtout en France) est due à une grande méconnaissance de la Russie mais surtout à de mauvaises lectures. Par mauvaises lectures j’entends la grande majorité des articles d’une presse généraliste qui souvent est très critique, voir même systématiquement hostile à la Russie d’aujourd’hui, et à son élite politique. Comme le disait un ami récemment dans une interview à la seule gazette en français de Russie: « dès que ca touche la Russie, le politiquement correct interdit aux journalistes de dire quelque chose de positif sur la Russie ». Par conséquent le lecteur moyen qui lit la presse francophone pour se faire une opinion ne peut qu’avoir une vision plutôt négative de la Russie».
La Voix de la Russie : Votre engagement pour montrer une Russie telle qu’elle se présente en réalité est le mien et nous prêchons pour la même cause, toutefois quelles explications pouvez-vous donner de cette image tenace de la Russie, une Russie qui serait antidémocratique, violente, absurde, menaçante, tortionnaire et répressive ?
Alexandre Latsa : « Je pense qu’on peut distinguer deux séquences historiques en France, correspondant à deux séquences historiques en Russie.
La première séquence se situe dans l’immédiat l’après guerre. En France la classe politique (sauf les communistes) craignait une offensive militaire soviétique et tremblait à l’idée de voir les chars soviétiques à paris. Pendant ce temps la gauche communiste croyait en un monde nouveau, soviétique. Lorsque De Gaulle prend le pouvoir en 1958, il initie une nouvelle politique étrangère, plus équilibrée entre l’Amérique et l’URSS.
C’est la que la seconde séquence historique commence, une contestation idéologique apparait en France, qui aboutira à mai68 et au départ du General De Gaulle mais surtout à la constitution d’une nouvelle pensée de gauche. C’est-à-dire en fait une gauche des valeurs (on parle de gauche libertaire), assez libérale économiquement, anti soviétique à l’époque et antirusse aujourd’hui, et par conséquent pro-occidentale. Cette école de pensée prend ses racines dans mai68 et dans la formation idéologique des leaders qui ont accompagné ce mouvement. La majorité des leaders politiques de l’époque étaient antisoviétiques, car ils estimaient que l’Union Soviétique avait une politique impérialiste envers les peuples d’Europe centrale.
En 1972, le parti communiste français a officiellement rompu avec l’héritage soviétique, ce qui l’amènera à quasiment disparaitre de la vie politique française. La manœuvre était claire, permettre la prise de pouvoir de François Mitterrand en 1981. Sous son mandat, cette nouvelle gauche va régner et de nombreuses figures du mouvement de mai 68 émerger. Nombre de ces leaders sont aujourd’hui encore des intellectuels ou des décideurs clefs (politiques, économiques, médiatiques…) en France. Or dans la France d’aujourd’hui l’image de la Russie est celle retranscrite par les journalistes et par les membres de cette intelligentsia (les intellectuels) car ce sont eux qui occupent et contrôlent tout l’espace médiatique.
Pour ces intellectuels et journalistes, la Russie d’aujourd’hui est tout d’abord une humiliation mais également une défaite. L’historien Marc Ferro a très bien résumé la situation en ces termes : « La désillusion totale créée par l’effondrement de l’URSS pour le monde de la gauche est exacerbée par la personne de Vladimir Poutine qui redresse le pays. C’est une double humiliation. Toute la gauche française le déteste de réussir là où les soviétiques ont échoué ». Quant à ceux qui luttaient contre la brutale et totalitaire Union Soviétique, ils estiment logique de continuer à lutter contre la brutale et totalitaire Russie d’aujourd’hui ».
La Voix de la Russie : Vous avez parlé de l’état de la Démocratie en France, j’aimerais que vous nous expliquiez pourquoi vous pensez que la Démocratie à la française est une démocratie tronquée ou faussée ?
Alexandre Latsa : « Ce que je dis est que la démocratie en France est finalement limitée à un bipartisme mou, et à deux partis dont on peine de plus en plus à voir les différences. Aujourd’hui entre les « sociaux-démocrates europhiles » et les « libéraux-démocrates europhiles » le choix démocratique est relativement faible car les différences entre ces blocs politiques sont quasi-inexistantes. Du reste le quinquennat du président sortant nous a montré que les ministres « de gauche » étaient utilisables par « la droite » et sans doute vice versa.
Nos politiques ont des marges de manœuvre de plus en plus réduites puisque de plus en plus de décisions sont prises à Bruxelles. Nous avons été très mal gouvernés depuis 40 ans, et cela a selon moi commencé dès mai 68 et le départ du Général de Gaulle. La période Gaulliste en France me fait réellement penser à la période Poutinienne actuelle en Russie : il s’agit d’une période économique faste au sein de laquelle la possibilité de faire les bons choix existe, une période durant laquelle l’histoire est encore ouverte, avec des leviers pour réellement gouverner. La France de De Gaulle était authentiquement souveraine, comme la Russie de Poutine l’est aujourd’hui, et ce indépendamment de ce que l’on peut penser de la personnalité des dirigeants eux-mêmes.
Vous noterez au passage que la génération d’intellectuels et politiques qui forment cette « nouvelle gauche » dont je parlais plus haut était dans les rues en mai 68 contre De Gaulle et est aujourd’hui viscéralement contre Vladimir Poutine. Par contre ils ne s’opposent pas aux interventions militaires de l’Otan en Serbie ou en Irak, ou à celles de puissances occidentales comme en Libye. Cela ne les choque pas que leur pays soit allié avec des dictatures Islamistes comme l’Arabie Saoudite, mais ils critiquent la Chine et la Russie, n’est ce pas complètement insensé ?
Cela dit la grande fête étudiante et post-étudiante est néanmoins presque terminée puisqu’aujourd’hui le pays se trouve dans une situation politique, sociale, morale et économique catastrophique, tout près de la banqueroute. Aujourd’hui on peut se demander si les électeurs français savent que leurs élites politiques n’ont plus de marges de manœuvre, une souveraineté réduite, et des projets flous pour l’avenir de la France.
Fondamentalement, les russes qui choisissent des candidats savent eux clairement pour quelle politique ils votent. En Russie, les candidats « annoncent la couleur » avec franchise et même avec brutalité, et la Douma (chambre des députés) ne vote jamais rien la nuit à la sauvette ».
La Voix de la Russie : Vous déclarez être Européen, aussi j’aimerais savoir ce que vous entendez par là, sur l’espace Européen et sur l’axe Paris, Berlin, Moscou que vous évoquez, comment voyez-vous ce trio et comment pourrait-il foncièrement fonctionner ?
Alexandre Latsa : « On voit aujourd’hui que le monde change vite, très vite, et que la fin du monde unilatéral et Occidentalo-centré est proche. Ce monde devrait vraisemblablement laisser la place à un monde multipolaire. Ce monde ne sera donc plus régenté par les occidentaux selon leurs règles, et sera sans doute bien plus concurrentiel et sans doute bien plus chaotique. L’effondrement américain et l’apparition de nouveaux géants, économiques et civilisationnels renvoient directement à une réflexion sur la place de l’Europe et de la Russie dans le monde de demain.
Je rapproche ces deux blocs pour plusieurs raisons. Tout d’abord car l’Europe et la Russie partagent le même double héritage: l’héritage politique, moral et culturel de la Grèce et de Rome, ainsi que l’héritage Chrétien. Ce double héritage ne s’arrête pas à l’Oural mais englobe l’immense Sibérie. On peut donc parler d’un ensemble « Eurasien » tout autant qu’Européen car Novossibirsk ou Vladivostok sont des villes européennes, et Kazan l’est tout autant, voire plus, que Sarajevo ou Marseille. Je rapproche ces deux blocs aussi pour des raisons économiques, car ni la Russie ni l’Europe n’ont les moyens de faire face seuls aux autres géants économiques et démographiques qui vont apparaitre. L’Europe est un géant économique mais un nain politique et spirituel et c’est la situation inverse pour la Russie. Il y a donc une complémentarité d’intérêts évidente même si de nombreux ajustements restent à réaliser, surtout en Europe de l’ouest.
La question des relations Europe/Russie est donc un des points clefs du futur. Le potentiel politique, économique et militaire d’un ensemble Euro-russe, de l’atlantique au pacifique, pourrait faire de cet ensemble l’un des géants du monde de demain. Je parlais de la nécessité d’avoir des acteurs de dimensions équivalentes. En tant que français d’Eurasie, je crois donc à la constitution d’un axe Paris-Berlin-Moscou-Astana, car cet immense ensemble euro-eurasiatique serait un pole puissance souverain, essentiel pour maintenir a la paix sur le continent, et pourquoi pas contribuer aussi à la paix dans le monde ».
La Voix de la Russie : Dans cette idée, d’un axe qui serait le moteur de l’Europe vous n’avez pas parlé de la Grande-Bretagne, quel est votre avis sur sa place justement dans l’Europe, d’aucun disent qu’elle se sert de l’Europe pour ses intérêts et la repousse pour les mêmes raisons, partagez-vous ce sentiment ?
Alexandre Latsa : « La Grande Bretagne est une authentique nation occidentale dont le problème principal est qu’elle a toujours cru autant en l’Amérique qu’en l’Europe. Il ya sans doute des raisons à cela : la Grande Bretagne est fondamentalement une nation thallassocratique, une puissance de la mer, tout comme l’Amérique. Tout comme l’Amérique également elle voit comme un danger l’émancipation et l’affirmation de puissances de la terre, qui la priveraient de toute influence sur le continent européen. Cette méfiance concerne donc principalement les puissances continentales que sont l’Allemagne et la Russie. Si on ajoute à ces craintes la rivalité traditionnelle avec la France, la Grande Bretagne a tout à craindre d’un axe Paris-Berlin-Moscou qui la relèguerait en périphérie géographique et politique du continent. L’Amérique craint également la constitution d’un tel axe, qui réduirait son influence sur le continent européen, continent européen dont elle utilise la façade ouest pour attaquer l’Eurasie et repousser l’influence russe le plus loin possible à l’Est ».
La Voix de la Russie : Pensez-vous que la Russie soit déjà sinon un modèle, du moins un exemple à suivre dans certains, même dans beaucoup de domaines ?
Alexandre Latsa : « La Russie est un modèle à suivre par exemple sur le plan de la politique étrangère et de la diplomatie internationale. La Russie n’est pas membre d’une alliance politique qui l’oblige à participer à des guerres qui vont à l’encontre de ses intérêts. La Russie du reste ne fait du reste la guerre à personne. J’ajoute que la Russie a une politique étrangère équilibrée, c’est sans doute aujourd’hui un des seuls pays au monde qui respecte le principe de non ingérence et pose les principes internationaux propices à la création d’une monde multipolaire.
Sur le plan intérieur la Russie est un modèle de cohabitation culturelle et religieuse. L’Europe parle beaucoup de multiculturalisme et de lutte contre les discriminations mais ses leaders politiques (N. Sarkozy, A. Merkel..) ont tous reconnu l’année dernière que le modèle multiculturel avait échoué en Europe. A l’inverse il me semble que le modèle « pluriculturel » russe fonctionne bien mieux et permet une cohabitation bien plus harmonieuse entre les différents peuples de la Fédération de Russie ».
La Voix de la Russie : Vous avez évoqué le concept de Russpat, en opposition à Expat, pouvez-vous nous expliquer ce que cela veut dire ?
Alexandre Latsa : « Oui bien sûr. Le terme est utilisé en Russie dans le milieu des ressources humaines. Dès l’ouverture de la Russie après la chute de l’Union Soviétique, les sociétés étrangères qui ont voulu prendre d’assaut le marche russe n’avait pas d’autres solutions que de faire appel à du personnel étranger et qualifié : les expatriés. Cet appel à des spécialistes étrangers s’est poursuivi dans les années 2000 durant les folles années de croissance et de développement économique que le pays a connu. Puis peu à peu le profil des étrangers présents a changé, et beaucoup se sont sédentarisés. Par conséquent certains étrangers sont devenus résidents, ont appris le russe et se sont russifiés. On appelle ces étrangers russifiés et russophones : les Russpats.
Pour les sociétés étrangères ou russes, il s’agit là d’un réservoir de main d’œuvre très intéressant. Le Russpat coute beaucoup moins cher qu’un expatrié, il évite aux sociétés de devoir entamer des démarches administratives longues et coûteuses pour l’obtention d’un permis de travail, et surtout il n’y a aucun risque quant à son adaptation, puisqu’il est déjà sur place ».
La Voix de la Russie : Qu’auriez-vous à dire aux Français qui voudraient venir en Russie ?
Alexandre Latsa : « Tout d’abord de n’avoir ni préjugés, ni idées reçues et de venir se faire leur opinion eux-mêmes sur place. La Russie est difficile à expliquer et il vaut mieux la ressentir. Par conséquent je conseille aux français et aux francophones qui vous lisent et sont curieux de prendre un visa et venir en Russie, à Moscou bien sur mais pas seulement. Il y a aussi Kazan, Krasnodar, la Carélie, l’extrême orient, le pays est incroyablement grand et varié. Mais quelques jours à Moscou sont indispensables. Je leur conseille aussi de lire le site de La Voix de la Russie, et également mon blog, ils peuvent d’ailleurs me contacter s’ils ont des questions ».
La Voix de la Russie : Alexandre, je vous remercie d’avoir répondu à nos questions et je ne peux qu’inciter nos lecteurs à se rendre nombreux sur votre espace afin de découvrir une autre Russie, du moins une parcelle, car ne disait-on pas par le passé Les Russies ! Merci encore à vous et à très bientôt à tous sur La Voix de la Russie.