Un occidental à du mal à apprendre des règles différentes de celle en vigueur chez lui

Directeur Russie de Safran depuis près de 5 ans, Patrick Barraquand est un fin connaisseur du secteur de l’aéronautique, qu’il pratique depuis bientôt 20 ans. Cette expérience solide et son profil singulier – normalien, économiste de formation et spécialiste de la politique monétaire, il a commencé sa carrière dans l’aide au développement et a derrière lui un long parcours à l’international –, lui permettent de porter un regard aussi informé qu’inhabituel sur le marché russe.
Il a bien voulu expliquer au Courrier de Russie comment marche la Russie pour un opérateur tel que Safran, société au large portefeuille d’activités qui intervient dans des domaines aussi pointus que sensibles : aéronautique, défense, sécurité. Aujourd’hui en position de cueillir les fruits déjà mûrs d’une coopération de longue date avec Sukhoï avec la mise sur le marché du SuperJet 100, Safran voit aussi s’ouvrir de nouvelles perspectives prometteuses en Russie.
 
Le Courrier de Russie : Les négociations entre la France et la Russie sur la vente du Mistral, on l’a vu lors de la dernière visite de Poutine à Paris, piétinent, achoppant sur la question récurrente des transferts de technologie, toute la question étant de savoir si la France va finalement vendre une coque « toute nue », ou « habillée » d’équipements militaires porteurs de technologies transférables. Comment voyez-vous les choses, et en quoi Safran est-elle précisément concernée, directement ou indirectement, par ces tractations ?
Patrick Barraquand : Le Mistral, c’est incontestablement une opportunité, et il y a aujourd’hui une nette avancée au regard de la situation d’il y a deux ans. Le fait que l’on envisage désormais de livrer à la Russie, de produire et même de coproduire des équipements militaires, reflète un changement géostratégique majeur. Les interviews données récemment et les discours prononcés par les autorités russes le prouvent. Dans l’exposé qu’il a fait dernièrement à Satory, le vice-ministre russe de la Défense Vladimir Popovkin a été clair : le tabou des achats extérieurs en équipement des forces russes doit tomber, et la Russie doit s’aligner sur des pratiques désormais universelles. Tous les systèmes militaires au monde sont obligés de renoncer à la production 100% maison, et contraints de faire appel à des technologies étrangères.
Ce cadre général, pour Safran, signifie d’abord que la voie est ouverte. La société intervient en outre sur certains équipements en navigation, détection, infrarouge, qui pourraient faire l’objet de commandes directes dans le cadre de la commande du Mistral.
LCDR : Comment Safran a-t-elle abordé le marché russe, et quelle vision en retirez-vous sur le fondement de votre expérience ?
P. B. : On est aujourd’hui sur un marché civil qui n’est pas déterminé par le cadre géostratégique, bien qu’il soit lié à la bonne qualité des relations interétatiques. C’est d’ailleurs pour cela qu’il fallait commencer par là. Il est vrai cependant que le marché de la défense reste pour nous prépondérant, et que nous sommes favorisés, ainsi que les autres acteurs français du secteur, par la qualité des relations établies. Le troisième marché, c’est celui de la sécurité, aujourd’hui porteur en Russie comme à l’échelle du monde entier, et sur lequel le groupe Safran dispose là aussi de toute la gamme des technologies actuellement disponibles. Nous sommes là à un stade embryonnaire du développement en Russie, et ce grand pays qui a des besoins importants en matière de sécurité est très prometteur.
 
LCDR : Que peut-on dire des spécificités du marché russe en termes de cadre de négociation, toute dimension géostratégique mise à part ?
P. B. : Il se trouve que la stratégie de Safran est naturellement fondée sur la coopération industrielle, et que nous sommes toujours d’accord pour parler partage en général : des charges de développement, des technologies, des activités de production et des marchés. C’est le mode de développement international privilégié du groupe dans le monde, et dans la mesure où cela correspondait à la vision des autorités russes, nous avons été choisis pour le moteur – et pas seulement – de l’avion SuperJet 100, et nous pouvons espérer être en bonne position sur le marché en développement des technologies de défense, et développer notre présence dans notre troisième domaine d’intervention, celui des technologies de sécurité.
Pour parler spécificité du marché, on peut dire qu’en Russie on peut très bien réussir, mais à la condition d’être massivement présent. C’est un pays très difficile à aborder sur la base de simples échanges commerciaux. Il y a un certain nombre de barrières, linguistiques, de tradition industrielle, psychologiques, qu’il n’est possible de dépasser qu’à partir d’une certaine masse critique. C’est ce que nous avons pu faire grâce au projet SaM 146 [moteur du SuperJet, ndlr].
Une masse critique, c’est une quantité suffisante de gens connaissant assez bien le pays pour conduire les discussions, un minimum de gens connaissant la langue, et un certain nombre de gens assez acculturés pour y être efficaces professionnellement tout en y vivant, ce qui demande du temps. Il faut enfin un apprentissage de l’ensemble des petites règles écrites et non écrites, culturelles, administratives, juridiques, comptables, bancaires, financières, qui, comme dans tout pays, constituent autant d’obstacles quand elles sont mal connues.
 
LCDR : La Russie a la réputation d’être un pays difficile du point de vue administratif.
P. B. : Je considère pour ma part que la complexité perçue vient du fait qu’un Occidental a du mal à apprendre des règles très différentes de celles qui sont en vigueur dans son pays, aux plans comptable et bancaire notamment, et tout cela dans une langue administrative qui lui est difficile d’accès. C’est une difficulté relative à nos propres capacités, et non intrinsèque. La fiscalité russe est plus simple que l’européenne, par exemple.
 
LCDR : Et au niveau du cadre de négociation, alors ?
P. B. : C’est un propos banal, mais je crois que les Européens, de façon générale, sous-estiment énormément la différence culturelle et le poids des mécontentements qui peuvent naître notamment des différences de tradition professionnelle au niveau de l’exécution quotidienne. La gestion de la production industrielle à la russe est très éloignée de la manière française. Il est donc indispensable d’avoir des passeurs de part et d’autre, c’est-à-dire des gens décidés, entraînés, formés et capables de faire une partie du chemin.
Quand une politique de coopération est suffisamment massive en termes de temps, d’argent, d’enjeux et de visibilité, on finit toujours par trouver un terrain d’entente. Les tests sur des objets non essentiels, peu coûteux et pas assez visibles sont voués à l’échec, comme de nombreuses entreprises françaises qui n’ont pas osé ou pas su atteindre la masse critique en ont fait l’amère expérience.
L’analyse stratégique conduite il y a quelques années déjà par les dirigeants actuels de Safran a établi qu’il y avait trois ingrédients nécessaires dans le secteur de l’aviation en Russie : un niveau technologique suffisant de l’interlocuteur, la capacité de financer l’effort, et enfin un marché domestique de taille suffisante. La Russie répond aux trois critères, avec un bon niveau de compétences, un Etat qui a tenu tous ses engagements, et un client de lancement pour le SuperJet 100, Aeroflot, susceptible d’asseoir la mise en place du programme.
 
LCDR : Et le forum, qu’en attendez-vous ? Des discussions doivent avoir lieu entre Safran et Sukhoï, mais d’après Mikhaïl Pogosian, directeur général de Sukhoï, elles ne porteront pas sur des contrats et des produits concrets, mais sur le cadre économique général.
P. B. : En effet. En ce qui concerne nos affaires concrètes, ce cadre est essentiel sur un point au moins. Le succès d’un avion commercial dépend de nombreux facteurs, mais d’un tout particulièrement : le financement des commandes. Sur ce point, qu’il s’agisse de l’agence de garantie des exportations allemande Hermes, de la COFACE française ou de la SACE italienne, il y a une tradition d’amélioration de la finançabilité des ventes fondée sur un mécanisme de garantie export essentiel pour le succès commercial de l’avion. Les autorités russes en ont conscience, et des discussions ont eu lieu entre industriels français et russes. C’est une question bien connue mais non encore résolue du côté russe, à faire avancer dans le cadre du forum : d’une part, le porteur de la garantie export doit être identifié clairement, que ce soit la VTB, la VEB ou une structure à créer, et d’autre part, il faut que le mécanisme qui assure la solvabilité de ce porteur via une garantie hors bilan de la Banque centrale soit transcrit et établi dans le système financier de la Fédération de Russie.
 
LCDR : Il subsiste donc actuellement un facteur d’incertitude non négligeable sur le marché aéronautique ?
P. B. : Le problème n’est pas encore critique, tant que les ventes du Superjet 100 restent domestiques, mais il le deviendra pour les ventes à l’export dans les mois qui viennent.
 
LCDR : Il y a d’autres questions susceptibles de vous intéresser dans le cadre du forum ? Celle de la sortie de crise par exemple ?
P. B. : Oui, nous sommes fortement dépendants de la conjoncture économique sur le marché de la sécurité et, fort opportunément pour nous, la Russie n’est pas en phase avec la crise mondiale. Elle est impactée, mais la dynamique économique russe est différente de celle des économies occidentales très industrialisées, en raison de la prépondérance de l’exportation des ressources naturelles. Cet avantage est en même temps un problème bien connu des élites russes. Cette différence de cycle est importante pour nous, et j’espère que le forum confirmera que nous avons raison de penser que la Russie, par ses taux de croissance, appartient bien au BRIC. Même s’il y a des différences notables avec la Chine, les écarts avec la situation existant dans les pays développés sont forts et la capacité de combler le retard l’est aussi. Il y a là un potentiel de croissance commun à tous les pays du BRIC.
 
LCDR : Et sur les questions de stabilité et de climat d’investissement en général ? Il y a une incertitude en matière financière, les tendances sur le marché des matières premières pouvant se retourner à tout moment.
P. B. : Oui, mais la politique d’épargne adoptée par la Russie, qui a consisté à constituer un fonds de réserve et à gonfler les réserves de la Banque centrale, a permis d’amortir le choc subi sur ce marché au début de la crise. Ces réserves ont permis à la Russie d’amortir le choc social et surtout de maintenir en totalité ses projets et engagements en matière d’investissements majeurs. Cette politique de lissage qui a fait ses preuves est à nouveau en marche et les réserves sont aujourd’hui en cours de reconstitution.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *