Ekaterina Kopylova, bonjour, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs?
– Bonjour. Je suis spécialiste en droit pénal international, je prépare ma thèse de doctorat sur la base du MGIMO dont je suis diplômée. Profession oblige, je vis actuellement aux Pays-Bas.
– Depuis le 18 mars dernier la Crimée fait partie de la Russie. Quel est le plus majeur défi que cette adhésion ait posé pour les juristes russes?
– Le Traité d’adhésion laisse jusqu’au 1 janvier 2015 pour la mise en place en Crimée et à Sebastopol du système légal russe et, quant aux lois et règlements, ils sont entrés en vigueur le jour même de la signature. Concrètement cela veut dire que depuis le 18 mars les juristes de ce pays sont mobilisés pour créer ce qui ressemblerait à un schéma transitoire adéquat.
– Je présume qu’une partie de cette mobilisation vous concerne personnellement.
– En tant que pénaliste, je me pose la question de savoir comment va se dérouler l’introduction du Code pénal et du Code de la procédure pénale. L’un des piliers du droit pénal qui est, au fil du temps, aussi devenu l’un des droits de l’homme les plus ardemment défendus, est le principe de la non-rétroactivité de la loi pénale. Cela veut dire que quelqu’en qui commet un crime doit obligatoirement être jugé conformément à la loi qui était en vigueur au moment de la commission. Et il s’agit non seulement de savoir si l’acte était criminalisé ou pas; la prescription, les défenses dont l’accusé pourrait exciper s’apprécient également à la lumière de la loi applicable au moment des faits.
Maintenant, il est clair que tous les crimes commis après le 18 mars vont être jugés selon les dispositions du Code pénal russe. Mais quid alors des crimes qui ont eu lieu avant, à l’époque où la loi ukrainienne était applicable?
– Est-ce un problème que d’appliquer la loi ukrainienne?
– D’un point de vue légal, non, ce n’en est pas un. Par contre, l’attitude des juges, du ministère public et du comité d’instruction pourrait se révéler problématique. C’est un lieu commun que la loi pénale est d’application strictement territoriale et que par conséquent un juge russe ne pourrait jamais appliquer une autre loi que la loi russe. C’est un malentendu qui subsiste, qui est profondément ancrés dans l’esprit de la plupart de nos juristes, alors même que ces mêmes juges n’ont aucun problème à appliquer une loi allemande ou vénézuélienne dans une affaire civile. Et pourtant le principe est le même.
– Connaissez-vous des exemples ici ou ailleurs qui ont donné lieu à une application de la loi pénale étrangère dans de pareilles circonstances?
– Après que l’Alsace et la Lorraine sont devenues françaises à l’issue de la Première guerre mondiale, les autorités françaises ont été confrontées à exactement le même défi. Ou plutôt leur défi était même plus important, étant donné que les lois allemandes et françaises à l’époque – et maintenant, j’imagine – divergeaient beaucoup plus que les lois russes et ukrainiennes. Deux décrets ont été adoptés en 1919 dont je conseillerais à nos législateurs de s’inspirer. Ils prévoyaient l’application de la loi allemande aux faits ayant eu lieu dans le territoire alsacien avant l’introduction des lois pénales françaises et prescrivaient que la peine la plus douce soit imposée aux condamnés entre la peine allemande et la peine française. Mais le plus formidable est que certaines dispositions pénales allemandes étaient maintenues en vigueur même après que les lois pénale et d’instruction criminelle, comme l’on disait à l’époque, françaises avaient été introduites! C’est juste pour dire que deux systèmes de droit pénal peuvent parfaitement coexister dans le cadre d’un État.
– Qu’est-ce qu’il a d’aussi particulier, ce précédent, pour que vous appeliez les autorités russes à en prendre exemple?
– L’une des raisons pour lesquelles je fais sa promotion est qu’il a été élaboré en tenant compte des échecs précédents. En tout cas c’est ce que prétend le commissaire général de la République dans un rapport qui accompagne l’un des décrets.
– Y a-t-il d’autres exemples?
– Il y en a plein, en fait, vu que ce n’est pas les changements de souveraineté sur un territoire qui manquent dans l’histoire de l’humanité. On est habitué à parler de la réunification de l’Allemagne. Mais légalement parlant, qu’est-ce que c’était? C’était une disparition de l’Etat est-allemand et une adhésion simultanée du territoire sur lequel il avait autrefois été souverain à la République fédérale. Une situation assez comparable à ce qui c’est passé avec la Crimée après qu’elle a déclaré son indépendance de l’Ukraine. Les allemands aussi ont opté pour l’application de la loi pénale est-allemande aux faits qui y avaient été commis avant la réunification. La loi d’un État qui entre temps avait cessé d’exister!
– Supposons qu’il soit décidé c’est le Code pénal ukrainien qui va s’appliquer aux faits ayant eu lieu avant le 18 mars dernier. A l’heure où nous parlons il y a peut être des instructions ouvertes pour atteintes au système budgétaire de l’État – ukrainien, corruption d’agents publics – ukrainiens. Que devrait-il en advenir?
– C’est, d’après moi, le sujet le plus compliqué. Normalement, la justice russe n’a pas intérêt à poursuivre les personnes qui commettent des crimes contre les intérêts d’un État étranger. Par exemple, un agent consulaire, qui dans son consulat à Moscou aurait bradé des visas contre de l’argent, n’aurait pas été poursuivis pour corruption en Russie avant 2011 parce que ce sont les intérêts publics de la France qui auraient été attaquées (après 2011 la corruption d’agents publics étrangers a été spécialement criminalisée). Il en va de même pour les crimes contre la sûreté de l’État, le budget, etc. Je crois que dans le cas dont nous parlons il faut faire une distinction entre les crimes dont l’objet est à ce point indissociable de la souveraineté ukrainienne qu’ils doivent tout simplement être excusés et les autres, je pense, notamment à la corruption ou crimes fiscaux qui pourraient toujours être poursuivis. C’est la prévention que je vise ici en premier lieu, mais un petit bonus serait que ce genre de crimes est généralement puni d’une amende qui serait versée au budget russe.
– Comment les peines ukrainiennes vont-elles être exécutées?
– Là encore j’en appèlerais au précédent alsacien. Les Français ont dessiné un tableau de correspondance des peines. C’étaient donc les peines allemandes qui étaient prononcées, à condition d’être plus douces que les peines françaises, mais dans leur équivalent français. Par exemple, un ‘haft’, qui est le seul mot allemand que je puisse prononcer, équivalaient à un emprisonnement de police de un jour à six semaines. On pourrait faire la même chose avec les peines russes et ukrainiennes. Cela ne devrait pas être trop compliqué puisqu’elle correspondent parfaitement. La confiscation, inconnu du droit pénal russe, est une peine complémentaire et pourrait, à mon avis, être omise du tableau.
– Quelles autres dispositions suggèreriez-vous d’examiner?
– J’insisterais sur une disposition en particulier. Les citoyens russes ne peuvent pas être extradés sur la requête d’un État étranger pour y être jugés, notre Constitution ne le permet pas. Mais il n’est pas totalement clair si un citoyen russe naturalisé peut être extradé pour des actes qu’il aurait commis avant sa naturalisation. Les pratiques des États divergent sur ce point, certains, comme la Pologne, refusent d’extrader même les réfugiés n’ayant pas la nationalité polonaise. Les pays scandinaves étendent la clause de la non-extradition des nationaux aux personnes domiciliées sur leur territoire. Et le Luxembourg n’extrade pas ceux qui se sont intégrés avec succès dans la communauté nationale – fin de citation. Afin de protéger les intérêts des habitants de la Crimée et de Sébastopol devenus citoyens russes et de réaffirmer le principe de l’unité de la citoyenneté russe, je suggère qu’il soit pourvu dans la loi qu’ils ne seront pas extradés vers un État étranger pour des faits commis avant leur naturalisation.
L’article a été publié initialement sur le site de Voix de la Russie