Veuillez-trouver ci dessous mon interview de ce début 2017 pour la lettre de l’Association Nationale des Auditeurs Jeunes de l’Institut des Hautes Etude de Défenses Nationales /// WWW.ANAJ-IHEDN.ORG
Comment définir l’axe eurasiatique ?
Je crois qu’il faut tout d’abord envisager cet axe comme la manifestation d’une dynamique historique extrêmement lourde : la fin du monde unipolaire issu de 1991. Le monde issu de 1945, bipolaire et qui a vu l’affrontement des deux grands géants, Moscou et Washington, pour le contrôle du monde n’aura finalement duré qu’un demi-siècle. Celui qui lui a succédé s’est organisé autour de l’hégémonie politique, économique, culturelle, commerciale et bien sûr militaire de Washington, fédérant le monde anglo-saxon et l’Europe occidentale par l’Otan. Mais alors que l’on pensait que cette architecture aurait pu durer pour toujours, nous voilà seulement 25 ans plus tard face à un incroyable retournement de l’histoire : la grande désoccidentalisation.
Cette désoccidentalisation survient pour une multitude de raisons tant démographiques qu’économiques, politiques ou civilisationnelles, et l’émergence de l’axe eurasiatique en est une manifestation directe. Cet axe eurasiatique initié par les nouveaux pôles émergents que sont Moscou et Pékin devrait vraisemblablement entraîner une profonde reconfiguration des rapports de puissances, des ordres régionaux puis de l’ordre mondial tout court. Une reconfiguration qui sera aussi profondément civilisationnelle.
Quelles sont les perspectives d’avenir de cet axe ?
Je vois plusieurs grandes dynamiques qui se superposent.
La première est la recomposition du pôle Moscou-centré, qui accompagne le réveil russe entamé depuis la fin du siècle dernier suite à la crise financière de 1998 : à savoir la période Primakov[1] / Poutine. Ce renouveau russe s’est initié d’un point de vue historique au moment de la grande avancée à l’Est de l’Otan suite à la guerre contre la Serbie en 1999. Ce pôle russo-centré se reconstitue sur le territoire de l’ex monde soviétique russophone, au sein duquel les élites russes discernent un monde russe et pas seulement russophone. C’est l’union eurasiatique, douanière et économique qui traduit bien que les élites russes n’envisagent plus leur avenir civilisationnel en Occident et souhaitent constituer un bloc économique et politique qui puisse s’émanciper au maximum du monde occidental.
La seconde dynamique est celle de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), initiée dès 2001 par la Chine, la Russie ainsi que quatre Etats d’Asie centrale : le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. En 2016, l’Inde et le Pakistan sont également devenus des états membres tandis que de nombreux autres pays sont dans l’entourage de cette nouvelle architecture, que l’on pense à l’Afghanistan, la Mongolie, la Biélorussie, le Sri-Lanka, le Cambodge, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Népal ou encore et surtout l’Iran et la Turquie. Cette organisation de sécurité régionale tend à devenir le garant de la paix et de la stabilité sur le plan régional, en Eurasie, et notamment sur le plan de la lutte anti-terroriste. Mais elle se fixe aussi pour objectif d’œuvrer à la création d’un nouvel ordre politique et économique international, plus juste et démocratique. Un projet qui dépasse le cadre purement régional.
Enfin la Chine a un gigantesque projet de route de la soie qui englobe l’entier continent eurasiatique du Pacifique à l’Atlantique en passant par les axes nord (arctique et russe) et sud via l’Asie centrale, l’Iran, la Syrie et la Turquie, soit trois pays qui demandent actuellement à rejoindre ou se rapprocher de l’union douanière russe mais aussi de l’OCS.
On comprend mieux l’importance stratégique des relations russo-turques au moment où Ankara, pilier de l’Otan dans la région, semble hésiter profondément dans sa relation historique avec l’Ouest en général et demande parallèlement à rejoindre l’OCS. Doit-on rappeler que l’OCS rassemble désormais la moitié de la population et un tiers des ressources naturelles de la planète ?
Les perspectives sont là, dans le nombre de la population et la richesse de ces pays, mais aussi et surtout dans la volonté d’une nouvelle architecture globale au sein de laquelle les Etats membres ne soient plus soumis à un ordre qui n’est pas le leur et, car je crois qu’il ne faut pas se voiler la face, un ordre qu’ils ne vont pas tarder à tout simplement refuser.
Je pense enfin que les Etats membres de cet ensemble eurasiatique présentent nombre de points communs comme celui d’avoir des modèles civilisationnels complexes, multiples, polyethniques et polyreligieux, verticaux et autoritaires, ce qui les différentie profondément de l’expérience occidentale et notamment européenne.
L’Eurasie porte en elle une dynamique profondément civilisationnelle attrayante pour un nombre croissant de pays qui rejettent le modèle occidental et sous domination américaine, et ce même en Europe.
Quel intérêt la France aurait-elle à se rapprocher des pays formant ce nouvel axe ?
En établissant un nouveau partenariat avec la Russie, Paris pourrait se retrouver dans une position particulièrement stratégique, avec une place clef au sein de la dynamique transatlantique mais également avec la possibilité d’initier une nouvelle dynamique eurasienne tournée vers Moscou et Shanghai. L’ouverture en quelque sorte d’une fenêtre sur l’Eurasie : pour la France, via Moscou, et, pour l’Europe, via la France.
La France me paraît le seul Etat à avoir les moyens pour initier cette politique stratégique puissante, en tant que puissance commerciale, politique et militaire.
J’ajoute qu’il serait du reste extrêmement dangereux pour la France d’être à l’écart, à l’extérieur de ces processus. Nous devons considérer que ce n’est pas un choix, c’est une obligation car le grand basculement du monde vers l’Asie est quasiment inévitable pour ne pas dire certain.
L’Organisation de coopération de Shanghai peut-elle rivaliser à terme avec l’Union européenne ?
Je ne crois pas que ce soit l’objectif. L’OCS devrait rapidement se transformer en un puissant outil anti-terroriste qui, dans les prochaines années, aura sans doute du fil à retordre dans le centre de l’Eurasie. Nul doute que des interventions communes russo-chinoises ne voient rapidement le jour contre des organisations islamistes radicales en Asie centrale. Je crois que l’OCS pourrait surtout rapidement devenir une sorte de pendant de l’OTAN en Eurasie, ne lui laissant pas, ou peu, de marges d’intervention.
La place de l’UE dans le domaine militaire et sécuritaire est complexe puisqu’elle ne dispose pas d’une architecture propre de sécurité et que le « Bruxellistan » est entièrement intégré dans l’OTAN. Cela explique sans doute pourquoi la France a décliné les propositions russes faites en 2008 pour créer une architecture euro-russe de sécurité qui pourrait être initiée par les deux puissances nucléaires du continent que sont Moscou et Paris.
Une telle architecture pourrait du reste parfaitement s’intégrer entre un axe OTAN à l’Ouest, sous domination de Washington, et un axe OCS à l’Est, sous domination de Moscou et Pékin.
Quel est l’avenir de la route de la soie ?
C’est sans aucun doute le plus grand projet de l’histoire de l’humanité.
Pékin souhaite créer une architecture qui regrouperait tous les pays situés sur de potentielles routes commerciales terrestres ou maritimes. Ce projet a une signification profonde qui permettrait à la Chine de redevenir la puissance initiatrice et propriétaire des routes commerciales après plusieurs siècles de domination occidentale. Un indicateur de plus du grand basculement vers l’Asie et l’Eurasie.
On comprend mieux la politique entamée par Pékin pour construire des routes ou des voies ferrées en Russie ou en Europe centrale et de l’Est, l’acquisition d’aéroports ou de ports… Lentement mais sûrement, Pékin déploie une politique de puissance sur la très longue durée.
Mais alors que la sécurité a longtemps été le principal problème de ces routes commerciales, Pékin dispose désormais de l’OCS pour assurer des corridors à travers l’Eurasie.
Raphael BLERE///Membre du Comité Défense économique
Jean CARDAILLAC ///Membre du Comité Défense économique
[1] Ievgueni (ou Evgueni) Maximovitch Primakov, né le 19 octobre 1929 à Kiev et mort le 26 juin 2015 à Moscou, président du Soviet de l’Union et président du gouvernement de la Fédération de Russie (septembre 1998-mai 1999). Il fut également, en tant que ministre des Affaires étrangères (janvier 1996-septembre 1998), à l’origine du changement de diplomatie qui fit passer la Russie d’un soutien inconditionnel aux Etats-Unis à l’affirmation de l’intérêt national.