La nouvelle route «route de la vie» de l’Arctique russe

En ce mois de juin 2045, la nouvelle ville de Polargrad, située au nord de l’île Vaïgatch, fête ses cinq ans d’existence. La population, qui se monte a déjà 385 000 habitants, est sur les quais de la ville pour observer l’incroyable feu d’artifice qui, en pleine nuit polaire, magnifie l’anniversaire de cette ville nouvelle.

Alors que la foule composée de jeunes femmes blondes, de travailleurs kazakhs, d’ingénieurs ouest-européens et de marins chinois et coréens se masse devant les immeubles flambant neufs pour contempler le ciel illuminé, le port de la ville est totalement rempli de bateaux qui, partis de Shanghai, font escale dans le détroit de Kara avant de rejoindre Mourmansk pour y décharger des marchandises ensuite acheminées vers la Finlande et l’Europe. 

La Russie aura ainsi réorienté près de dix millions d’habitants le long de sa côte nord pour permettre la mise en service de la route du Grand Nord. Ouvert en 2036, ce nouvel axe commercial rendu possible par la fonte accélérée des glaces va modifier l’architecture mondiale des routes maritimes commerciales, mais aussi nécessiter la création de nouveaux pôles urbains le long des côtes russes. Un mouvement historique similaire, mais accéléré, de celui qui a vu une longue ceinture de villes se créer le long de la frontière sud de la Russie, pour accompagner l’extension territoriale vers l’est et l’Asie de la Russie, puis le développement des grands axes ferroviaires. 

Roman de Science Fiction en conclusion de mon ouvrage : “un printemps russe“.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que j’avais vu juste.

Vendredi 6 octobre 2023, la Russie a annoncé l’arrivée depuis la Chine du premier navire par la voie maritime arctique, et donc l’ouverture de cette voie maritime commerciale du grand Nord (source).

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Illustration dans le monde russe d’aujourd’hui

La vie dans la région polaire de Norilsk serait impossible sans le port de Doudinka, situé sur le fleuve Ienisseï. C’est ici que la nourriture, le carburant et les matières premières en provenance du «continent», comme appellent la partie «civilisée» du pays les habitants des zones reculées, arrivent par voie maritime.

Le port de Doudinka est unique. C’est le port maritime international le plus septentrional de Russie. À la fois maritime et fluvial, il reçoit et expédie des marchandises le long du fleuve Ienisseï (via Igarka et Krasnoïarsk) et le long de la route maritime du Nord (qui est connectée avec Mourmansk, Arkhangelsk par la mer de Kara et plus à l’est avec l’Asie).

Le port de Doudinka a rendu possible l’émergence d’un centre industriel septentrional tel que Norilsk. Pour qu’une grande ville industrielle puisse se développer au milieu de la toundra, il fallait des matériaux de construction, du combustible et des matières premières. Tout cela a été livré via le port de Doudinka, qui était alors une modeste cité sur l’Ienisseï.

Le port a commencé à être construit en 1935 par les prisonniers du goulag local (Norillag), et dans les années 1950, après la fermeture du camp, de jeunes spécialistes de tout le pays ont commencé à affluer volontairement ici, ainsi qu’à Norilsk. Aujourd’hui, 20 000 personnes vivent à Doudinka et le travail d’une personne sur dix est lié au port. Nous avons visité cet endroit hors du commun.

Comment fonctionne le port de Doudinka

La saison navigable sur le fleuve Ienisseï est très courte : elle s’étend de mi-juin à début octobre. À l’heure actuelle, le port reçoit, outre des navires maritimes, des navires fluviaux en provenance de Krasnoïarsk (située à environ 2000 km par le fleuve), qui acheminent des produits frais et les marchandises nécessaires à Doudinka et à Norilsk. Dès que la navigation reprend après la saison froide, des étals de légumes et de fruits apparaissent immédiatement dans les rues et les prix des produits alimentaires dans les magasins baissent sensiblement. Des navires de passagers et de grands bateaux de croisière atteignent Doudinka le long de l’Ienisseï.

Et lorsque l’Ienisseï est gelé, Doudinka accueille des brise-glace qui empruntent la route maritime du Nord. Ils expédient la production du complexe minier et métallurgique de Norilsk et livrent aux usines le carburant et les matières premières nécessaires à leur bon fonctionnement.

Le port fonctionne toute l’année, sauf quelques semaines par an. Après tout, c’est le seul port au monde qui est inondé lors des crues. La dérive des glaces commence sur l’Ienisseï fin mai. Le spectacle est impressionnant : d’énormes blocs de glace s’entrechoquent et défilent le long de l’eau. Les gens viennent de toute la région pour assister à cet événement !

Toutefois, les employés du port n’ont pas de temps à perdre avec ces distractions. Pendant les crues, le port cesse de recevoir et d’expédier des marchandises, et les ouvriers transportent les grues vers des hangars spéciaux, en attendant la fin des hautes eaux.

Pourquoi le port préfère-t-il l’hiver à l’été?

Pendant la saison de navigation, plus de 50 navires arrivent à Doudinka. Le jour de notre passage, 11 navires attendaient de décharger, ce qui représente un à deux jours de travail, comme on nous l’a expliqué.

Pavel Kouzmitchev

Nous avons même réussi à monter à bord du porte-conteneurs Norilsk Nickel (brise-glace de classe 7) et à nous entretenir avec son capitaine.

Pavel Kouzmitchev

« Notre navire ne craint pas les couches de glaces faisant jusqu’à 2 mètres d’épaisseur. Mais nous n’avançons pas en ligne droite, nous cherchons des fissures plus faciles à franchir », nous a expliqué le capitaine Andreï Chlapak. 

Pour réduire les délais et les coûts liés au transport, un brise-glace nucléaire est périodiquement utilisé. Il crée dans la banquise des « chenaux » par lesquels le navire prend la mer. « Une fois arrivés sur la glace dérivante, nous continuons à avancer par nous-mêmes », explique le capitaine. Bien sûr, en cas de chutes de neige, ces voies se bouchent, et les marins aiment particulièrement travailler par temps glacial, quand il n’y a pas de neige.

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Andreï précise qu’il y a souvent des tempêtes dans les mers du Nord, et que les conditions sont dangereuses durant la seconde quinzaine de septembre, lorsque l’apparition de glaces s’ajoute aux tempêtes. « À cette époque de l’année, nous attendons avec impatience la glace, car les navires sont plus stables dans la glace », a-t-il déclaré.

Le plus souvent, le Norilsk Nickel dessert Mourmansk et Arkhangelsk, mais il réalise également des voyages vers la Chine, car la route maritime du Nord est la voie la plus courte de l’Europe vers l’Asie. « On peut atteindre la Chine en seulement deux semaines en été », explique le capitaine. Logiquement, pendant la saison des glaces, la durée du voyage augmente.

En moyenne, l’équipage passe cinq jours en mer et, au total, ses membres travaillent par équipes pendant deux mois, avant d’être relayés par un autre équipage.

À l’intérieur, le navire est assez spacieux, moderne et même relativement confortable. Il y a une salle de repos avec un canapé, une télévision et une table de ping-pong, unepetite salle de sport et un bania (sauna). Mais ce qui nous a le plus impressionné, c’est l’abondance de fleurs en pots cultivées par les marins. Le capitaine explique que beaucoup de membres d’équipage aiment faire pousser des fleurs, et qu’il essaie de les arroser régulièrement.

Capitale du Taïmyr

Contrairement à Norilsk, Doudinka est une colonie ancienne. Elle a été fondée en 1667 comme un lieu destiné à passer l’hiver par le streltsy (c’est-à-dire militaire) Ivan Sorokine, originaire de la ville commerçante de Mangazeïa (lire notre article sur la disparition de Mangazeïa), quand, avec un petit détachement de militaires, il allait percevoir les impôts (yassak).

Aujourd’hui, Doudinka est le centre administratif du district dolgano-nénètse du Taïmyr, situé dans le territoire de Krasnoïarsk. Le district est immense, sa superficie dépassant celle de n’importe quel pays européen, mais seulement 30 000 personnes vivent sur la péninsule du Taïmyr, et les deux tiers d’entre elles se trouvent à Doudinka (Norilsk est considérée comme une région distincte). Les autres municipalités sont Khatanga, Dikson et Karaoul, dispersées à des centaines de kilomètres les unes des autres.

En arrivant à Doudinka, l’on ne voit pas uneville de province, mais bien une capitale, car on trouve tout ici : des commerces, un cinéma, des points de livraison et même un palais des glaces, le seul au monde situé au-delà du cercle polaire arctique. La ville accueille des compétitions internationales de curling.

Malgré la riche histoire de la ville, aucune maison ancienne n’a survécu à Doudinka. La plupart des zones résidentielles sont des immeubles en « panneaux » soviétiques, soutenus par des piliers enfoncés dans le pergélisol. Pour remonter le moral des habitants pendant les longs hivers, les bâtiments sont peints dans des couleurs vives. Par beau temps, les résidents passent également du temps sur la place des Aviateurs, où est exposé un avion An-24 qui assurait il y a 20 ans le transport vers Krasnoïarsk, Khatanga et Dikson.

Outre les Russes, qui représentent plus de la moitié des habitants du Taïmyr, des représentants de cinq peuples du Nord vivent ici : Dolganes, Nénètses, Nganassans, Evenks et Énètses. À Doudinka paraît l’hebdomadaire Taïmyr, qui publie des informations non seulement en russe, mais aussi dans ces langues du nord.

On trouve également un musée d’histoire locale, l’un des plus grands et des plus intéressants de l’Arctique. 90 000 objets divers sont exposés ici.

L’on peut voir les objets du quotidien qui ont aidé les ancêtres des peuples du Taïmyr à survivre dans cette région hostile, ainsi que des tambours et des masques rituels chamaniques.

L’un des étages est dédié à l’histoire soviétique du Taïmyr et aux scientifiques polaires. Vous pouvez voir le mammouth Jenia, qui a environ 45 000 ans ! Les scientifiques ont trouvé sur l’animal des traces d’outils fabriqués par l’homme, ce qui signifie que les hommes vivaient dans l’Arctique bien plus tôt qu’on ne peut l’imaginer.

Doudinka et Norilsk sont séparées par 90 km de toundra forestière, de marécages et de pergélisol. Aucune des deux villes n’a de connexion terrestre avec d’autres régions de Russie. Cependant, elles sont reliées entre elles par un chemin de fer, l’un des plus septentrionaux au monde. Il a été construit en 1937 et, jusqu’à la fin des années 1990, des trains électriques tout à fait ordinaires le desservaient. Aujourd’hui, il n’est utilisé que pour la livraison de marchandises. Nous en parlerons dans un prochain article.

Sources

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