Au cours des années 90, l’effondrement soviétique menaçait d’engloutir avec lui ses principaux voisins dans un grand chaos qui aurait pu s’étendre sur 13 fuseaux horaires, déstabilisant l’Eurasie et peut-être également le monde tout entier. Finalement, il n’y a pas eu de conflagration, le modèle marxiste-léniniste a tout simplement disparu.
Pour la plupart des pays issus du bloc soviétique, seul le modèle occidental semblait pouvoir, à ce moment précis de l’histoire, incarner une solution « viable ». Ce modèle se matérialisait dans la démocratie, l’économie de marché avec sa fameuse « main invisible » qui arrange tout, la fin du grand ensemble autoritaire et la victoire d’une idéologie libérale qui envisageait le règne éternel d’un binôme parfaitement fonctionnel entre le marché tout puissant et l’individu roi, mais surtout consommateur.
Durant la décennie suivante, la donne a changé: Moscou a récupéré son statut de pôle d’influence régional et l’on a assisté à la poursuite de l’extraordinaire développement du modèle chinois. Pendant cette décennie, la crise financière née aux Etats-Unis en 2008 et l’installation progressive de l’Union européenne dans la stagnation, le chômage chronique et la dette publique ont fait naître des doutes sur tout le système de gouvernance démocratique à économie libérale de l’Occident.
Dans de nombreux pays, une vaste désoccidentalisation des esprits a commencé; elle a déjà eu et elle aura sans aucun doute encore de nombreuses conséquences. Elle a tout d’abord permis de penser que la course vers le modèle occidental n’était pas la seule trajectoire envisageable. De plus, elle a fait naître un espoir: le monde de demain ne vivra pas forcément sous la domination politique et financière d’un seul centre de pouvoir, un monde multipolaire paraît possible.En remettant en cause ce modèle unique, le monde se dirige vraisemblablement vers un bouleversement des modèles actuels, que ce soit sur le plan territorial, financier ou politique. Le retour à une pluralité de modèles impliquera probablement la réaffirmation des régulateurs naturels que sont l’Etat et les frontières, avec un retour en force de l’autorité étatique comme modérateur essentiel et primordial du territoire.
Ce retour de l’Etat, des Etats, pourrait s’accompagner de la définition de zones d’influence autour des différents modèles qui pourraient émerger et constituer des ensembles géo-civilisationnels cohérents. Cette évolution vers un monde multipolaire est amorcée, on comprend déjà autour de quels Etats poids-lourds les choses pourraient s’organiser. Toutefois, une telle évolution remet en cause la conception de la construction européenne.
Ceux qui pensaient que la destruction des frontières et les abandons de souveraineté des nations européennes étaient justifiés par la construction d’un super-Etat ont été trompés. Pour le moment, aucun super-Etat ne semble émerger à l’horizon, personne ne sait si la future frontière extérieure commune de l’Europe doit englober ou non la Turquie, la Moldavie ou l’Ukraine. Les autorités de Bruxelles sont atlantistes, mais elles ont bâti avec les USA une relation asymétrique qui ressemble plus à une soumission qu’à une association.Un retour de l’Etat et des frontières pourrait donc structurer de nouveaux pôles d’influence autour de puissances comme la Chine, l’Inde, la Russie ou le Brésil, mais en même temps mettre l’Europe de Bruxelles et nombre de nations européennes, dont la France, sur le banc de touche de l’histoire.
La légitimité des autorités de Bruxelles est contestée par un nombre croissant d’Européens qui ne voient aucun modèle de société cohérent émerger après un demi-siècle de construction européenne. Bruxelles et l’Europe du nord semblent maintenant plus proches de Washington que d’Athènes. En outre, la construction européenne organise une prospérité en partie artificielle, basée sur l’endettement des Etats. Il est facile de vérifier que les pays européens les moins endettés sont les derniers à avoir rejoint l’UE.
Le modèle européen semble avoir de plus en plus de mal à gérer la diversité de sa population et son marché du travail. On ne voit rien des évolutions globalisantes pacifiques, harmonisées par une monnaie unique et un marché financier autorégulé, que nous promettaient les intellectuels et les élites issues du monde d’hier, du monde d’avant.Pour toutes ces raisons, les eurosceptiques sont de plus en plus nombreux dans une Europe qui cherche encore un modèle original d’organisation, alors que de nouveaux pôles de puissance sont en train de s’organiser sur la planète.
La situation est sans appel: la construction européenne ne pourra continuer que si l’Europe devient à nouveau un pôle de civilisation indépendant