Les enjeux de la bataille pour Tripoli

Cet article a été publié originalement sur Ria-Novosti

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Le directeur de l’Institut du Proche-Orient, Evgueny Satanovsky à donné récemment une interview extrêmement intéressante sur la position que la Russie devrait selon lui adopter face aux révolutions dans le monde Arabo-musulman. Cette interview mérite une place dans le panthéon du multilatéralisme et du non-interventionnisme.
 

 

Selon lui, ces mutations dont on ne peut pour l’instant réellement prédire l’évolution pourraient également s’étendre aux pays d’Afrique noire (car ceux-ci sont victimes des même maux et que leurs frontières issues de la décolonisation sont fragiles) mais également à certains pays d’Asie comme par exemple le Pakistan, par ailleurs doté de l’arme nucléaire. 

 

Cette potentielle agitation pourrait donc entraîner une modification des frontières mais aussi des grands équilibres internationaux. La Russie, poursuit Evgueny Satanovsky devrait “s’abstenir d’intervenir et conserver son énergie et son argent sur son développement intérieur, et ne pas du tout rentrer dans une logique néo-soviétique d’investissement à perte”. Il affirme que “la Russie devrait probablement imiter la Chine qui construit des routes et des chemins de fer sur son territoire et qui ne va au Proche-Orient et en Afrique qu’à la recherche des matières premières”. Enfin rappelle t-il “beaucoup de régions russes en Sibérie et en Extrême-Orient ont un niveau de vie inférieur aux pays que la Russie pourrait être tentée d’aider”. 

 

Ces révolutions qui se déclenchent ci et là ne sont réellement pas toute de mêmes natures même si on peut leur trouver des points communs, le premier étant d’appartenir à ce grand moyen orient que l’administration Américaine en 2003 s’était juré de remodeler et transformer en une zone libre, comprenne qui pourra. Certes la plupart des pays concernés ont en général une situation interne propice à des explosions sociales mais on peut se poser la question de savoir comment interpréter l’offensive diplomatique et médiatique anti-Khadafi en faveur de rebelles, en partie Islamistes, mais qui ont déjà les faveurs de Nicolas Sarkozy, de Bernard Henri Lévy et de quasiment toute la communauté internationale. Bien sur le colonel Khadafi est loin d’être un grand démocrate et la Libye loin d’être une social-démocratie à l’Européenne, mais la Lybie n’a jamais adhéré à l’Islamisme radical global. 

 

La révolution socialiste y a abouti à la constitution d’un régime qui n’est finalement pas le moins démocratique ni le plus pauvre de la région, et ce malgré 10 ans d’embargo, et un leader ennemi public de la communauté internationale. En 40 ans, la population libyenne à été multipliée par quatre, une classe moyenne éduquée à vu le jour, le taux d’analphabètes était en 2006 de 8% pour les hommes (contre 36% au Maroc et 16% en Tunisie) et 29% pour les femmes (contre 50% au Maroc et 36% en Tunisie). Enfin les droits des femmes y sont mieux défendus que dans nombre d’autres pays musulmans puisque elles sont actuellement majoritaires dans l’enseignement supérieur. Une leçon aux Ben-Ali et autres Moubarak, amis de la communauté internationale, de l’Occident et du FMI, mais incapables d’instaurer le moindre embryon de justice sociale et financière au sein de leurs sociétés.

 

J’ai brièvement expliqué dans ma précédente tribune le risque quasiment nul qu’une révolution à l’Egyptienne puisse survenir en Russie. Pour autant, la Russie reste très attentive aux derniers évènements, notamment en Libye. Les conséquences que la chute du régime Libyen, souhaitée hâtivement par les Occidentaux, France en tête, auraient par ricochet sur la Russie sont en effet assez importantes. Bien sur depuis le début des évènements dans le monde arabe la Russie profite de la hausse du prix du pétrole qui lui permet de réduire fortement son déficit budgétaire mais également de consolider ses réserves financières. En outre, et peut être surtout, la Russie apparaît désormais (et il était temps) à l’Union Européenne comme un fournisseur stable et apte à compenser le manque libyen. 

 

L’analyste Dmitri Babitch à même souligné que la crise Libyenne était d’ailleurs devenue le catalyseur des bonnes relations Russie/UE. Néanmoins cette dépendance confortable et accrue envers l’or noir ne va pas dans le sens voulu par les autorités russes. La Russie souhaite en effet réorganiser et renforcer son industrie et ne souhaite pas s’installer seulement dans la rente pétrolière. Rappelons-nous également que la dernière flambée excessive des prix du pétrole en aout 2008 avait mené (plus ou moins directement) à l’implosion financière mondiale qui a fait tant de mal à l’économie russe. Enfin, les pertes économiques qui pourraient résulter d’un remplacement de Kadhafi ou d’une dislocation à la Yougoslave de la Libye pourraient faire perdre à la Russie des milliardsde dollars, que l’on pense aux contrats en cours de vente d’armes, d’extraction de pétrole, de constructions d’installations énergétiques ou hydrotechniques, ou de l’immense projet par les chemins de fers russe de construction d’un réseau ferré à travers tout le pays. 

 

Les évènements en Libye restent donc aujourd’hui l’équation la plus incertaine pour la Russie. Ce qui justifie les positions neutres et non interventionnistes russes, cherchant sans doute un statu-quo. C’est peut être pour cette raison que Khadafi, après avoir joué la carte du Panarabisme, du Panafricanisme, puis la carte d’un rapprochement désordonné avec l’Occident, vient de sortir un  joker BRIC en appelant  très récemment la Russie, la Chine et l’Inde à investir en Libye. Il est également possible que si les contestations venaient à se généraliser et s’étendre, le Caucase, voir l’Asie centrale pourraient être touchés par ces “agitations non violentes”. Pas plus tard que avant-hier, l’Azerbaïdjan a par exemple connu sa première manifestation Facebook. 

 

Bien sur il est possible que ces révolutions entraînent également la chute de régimes plutôt hostiles à la Russie comme en Géorgie, mais pour autant l’instabilité de son étranger proche n’a jamais contribué à sa sérénité intérieure, surtout à la veille d’élections. Evgueny Satanovsky pense lui que “la boite de Pandore est ouverte, et qu’on verra ce qui va en sortir”. Une chose est certaine, la Libye pourrait marquer un coup d’arrêt à ces mouvements de protestations si Khadafi arrivait à restaurer l’ordre et écraser la rébellion, ou les accélérer dans le cas contraire.

La disparition des “dictateurs” a déclenché un courant d’enthousiasme dans de nombreux pays occidentaux, qui comprennent mal l’attitude prudente de la Russie. Il suffit pourtant de regarder le prix de l’essence à la pompe pour comprendre ce qui se passe. Si d’autres producteurs de pétrole sont déstabilisés, notamment dans le golfe arabo-persique, c’est la faible croissance économique des USA et de l’Europe occidentale qui sera menacée en premier.

2 thoughts on “Les enjeux de la bataille pour Tripoli

  1. Klaußius Germanicus

    En ne faisant pas usage de son droit de veto, la “Sainte-Russie” appuie de facto la résolution du Conseil de Sécurité.
    Evidemment, toutes les voix de Kremlin vont déplorer les victimes civiles, et il y en aura beaucoup. Les mêmes voix
    seront aussi prêtes à engranger les profits substentiels résultant de l’immanquable hausse des prix du pétrole brut.
    Comme nous le rappelle Surcouf ci-haut, c’est l’or noir lybien qui attire les puissances engagées dans cette agression,
    avec flambée des prix dont tous les G8 profitent. Tout cela ressemble de plus en plus à l’agression, non seulement
    à celle contre l’Irak, mais à celle contre la Serbie, avec vernis ONU, victimes supposées, sinon créées médiatiquement.
    On connait le topo; il ne prend plus.

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  2. Klaußius Germanicus

    Erreur de ma part, ce billet appartient au site
    Theatrum-Belli, pas à Dissonance, mes excuses.
    Il n’es reste pas moins que les voeux pieux de
    ceux qui se sont abstenus, crée une aura de
    double-jeu. Ceci étant dit, l’excuse des pauvres
    rebelles civils qui ont besoin d’un, sinon de
    plusieurs porte-avions, d’hélicos, Rafales, F-18, ‘und so weite’, tient de la farce la plus morbide. Ces mêmes forces qui agressent la Lybie aujourd’hui, ont mis le paquet sur la
    Serbie il y a quelques années, avec le même
    résultat quant aux victimes civiles véritables.
    Et qu’y ont-ils gagné? Ah, j’oubliais, une
    plaque tournante pour le traffic de drogue
    vers l’Europe et l’Amérique, et une base mili-
    taire tout ce qu’il y a de plus grandiose. En
    Lybie, c’est l’évidence même: accês au pétrole
    facilité par des divisions tribales, peut-être
    même selon le schéma tripartite cher à monsieur
    Brezhinsky. Après tout, ils ont échoué avec la
    Sainte-Russie; ils se contenteront de la Lybie.

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