Nouvelles disciplines pour simples soldats et tireurs d’élites …

… Ainsi titre cet article surprenant de “regards est”, article que je vous incite à lire et qui traite de la “culturologie, méthode de survie”.

Extraits :
Désormais enseignée obligatoirement dans tous les établissements d’enseignement supérieur d’État en Russie, la culturologie représente un mélange curieux de bribes d’anthropologie, de psychologie, de sociologie, d’une part, et, d’autre part, de théorie historique, de glorification du passé national et de la «pensée russe», avec, en surcroît, des préceptes de bon comportement – le tout présenté comme une approche théorique de la « culture » en général. Cette discipline ainsi privi-légiée reste, comme l’admet même l’un de ses adeptes, « une construction complètement éclectique faite d’éléments d’anthropologie sociale et culturelle occidentale, de sociologie de la culture wébe-rienne et sorokinienne, de typologies russes pré-révolutionnaires d’histoires et de cultures, des idées de ‘l’eurasisme’, des théories de civilisation spengléro-toynbéennes, des conceptions bio-ethniques de Gumilev, de la philosophie de ‘l’idée russe’ du temps de ‘l’Âge d’argent’, de philosophies soviétiques de la créativité et de l’activité, des conceptions de la culture des cla-ssiques de la littérature russe, des écoles mythologique et sémiotique dans les études littéraires en Russie, des approches semantico-herméneutiques dans l’étude de l’art etc.» Cet éclectisme n’est pas aussi absurde qu’il ne puisse paraître: en plus de rendre plus supportable un monde chaotique et en changement perpétuel en le divisant en «cultures» et «civilisations». Contrairement aux spécialistes français de géopolitique, il ne s’agit pas, pour les nouveaux géopoliticiens russes, d’étudier l’ensemble des influences et des contraintes qu’imposent à la vie politique les configurations géographiques. Ce sont les relations de pouvoir à l’échelle internationale, les théories de confrontation globale qui les intéressent; le langage qu’ils tiennent est celui des intérêts nationaux, des zones d’influence et des stratégies politiques internationales. La géographie de ces géopoliticiens, c’est toujours une géographie à grande échelle où les traits caractéristiques des différentes zones définissent des intérêts «légitimes» dans la lutte pour les ressources ou le territoire. Ce sont d’abord les doctrines belliqueuses de la première moitié du XXème siècle – de Halford Mackinder à Carl Schmitt – qui inspirent la nouvelle géopolitique. Les écrits des géopoliticiens allemands de l’époque hitlérienne étaient en effet accessibles dès l’époque soviétique à une petite nomenclatura de chercheurs, dans les fonds secrets de l’Institut d’information scientifique en sciences sociales à Moscou; agrémentés d’autres théories de domination mondiale de l’entre-deux-guerres, ils forment la base des conceptions «géopolitiques» élaborées au cours des années 1990 par des auteurs nationalistes et «pro-étatistes». La nouvelle science trouve sa légitimation dans l’essor de l’école «réaliste» américaine des relations internationales: les visions de suprématie américaine d’un Kissinger ou d’un Brzezinski trouvent une réponse dans les constructions souvent fantasmagoriques des géopoliticiens moscovites, qui théorisent un «monde multipolaire», voire un nouvel empire «eurasiatique» dirigé par la Russie. Ce qui est commun à toutes ces élaborations, c’est une vision du monde comme enjeu de forces agressives désirant élargir leurs sphères d’influence. Le Comité de géopolitique à la Douma, qui a existé de 1994 à 1999, avait été créé pour apaiser la fraction du LDPR (le parti de Vladimir Jirinovski) qui se l’est partagé avec un Parti communiste non moins nationaliste que les «libéraux-démocrates». Présidé par Alexeï Mitrofanov, ce comité fut pendant toute cette période un laboratoire d’idées militaristes et expansionnistes, mais aussi l’un des canaux privilégiés de contact avec les milieux d’extrême-droite étrangers. … à la conquête de l’Eurasie L’apogée de la géopolitique a lieu en 1997-1998, lorsque les tensions montent autour du conflit du Kosovo. Cette période voit la publication d’un ouvrage sur les « Fondements de la géopolitique»[1] par Alexandre Douguine, un intellectuel «néo-eurasiste» et adepte de la «révolution conservatrice», allié au début des années 1990 à Alain de Benoist, puis au «national-bolcheviste» Edouard Limonov dont il fut l’idéologue-en-chef pendant des années. Sous la forme d’un manuel universitaire, Douguine présente le plan de la conquête par la Russie et ses «alliés» d’une bonne partie du continent eurasiatique. L’ouvrage est publié avec le soutien (largement fictif) de l’état-major général de l’armée russe et consacre son auteur comme «expert» politiste. Les idées de Douguine sont reprises par Guennadi Ziouganov, le leader communiste, dans son ouvrage La géopolitique de la victoire, tiré à 100 000 exemplaires. La même année paraît la traduction russe de l’ouvrage de Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, un projet de «stabilisation» de l’espace eurasiatique destiné à servir les «intérêts nationaux» des Etats-Unis. Cette mode paraît désormais passée: le Comité de géopolitique n’existe plus à la Douma élue fin 1999, et la nouvelle politique étrangère de Vladimir Poutine paraît dominée par un discours de coopération internationale. Cependant, la géopolitique est désormais consacrée comme discipline universitaire, faisant partie du cursus standard de sciences politiques. De nombreux experts issus des grandes «boîtes à idées» de l’époque soviétique (comme l’Institut des Etats-Unis et du Canada de l’Académie des sciences) ont trouvé refuge dans le corps enseignant de cette matière. Même les experts, de plus en plus nombreux, favorables à une politique de coopération avec l’Europe occidentale, sont souvent obligés de se conformer au vocabulaire de la géopolitique. Comme la culturologie, la géopolitique essaie de trouver un nouveau langage pour appréhender un monde dont les vieilles certitudes ont disparu. Le système soviétique avait façonné une armée de producteurs de discours les nouvelles disciplines (la culturologie pour les simples soldats et la géopolitique pour les tireurs d’élite) leur permettent de se trouver une place dans les nouvelles réalités en conservant leur prestige social, tout en paraissant pratiquer des disciplines reconnues internationalement.
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