Même à Nicosie, les passages entre les deux parties de la ville sont plus fréquents. A Mitrovica, (au nord du Kosovo, province Serbe NDLR), le pont sur la rivière Ibar est désert, la plupart du temps. Il est pourtant tellement surveillé par les militaires de la KFOR, la force de protection de l’OTAN, qu’on voit mal comment des heurts pourraient à nouveau s’y produire. Mais rien n’y fait. «C’est vrai, le mur est dans nos têtes. Cela fait bientôt neuf ans que je n’ai pas mis les pieds de l’autre côté, et à vrai dire je n’en ai pas du tout l’intention. C’est absurde, mais c’est ainsi», explique Aleksander Radekovic, 33 ans, qui tient une petite épicerie dans la rue centrale la quasi-totalité des produits viennent de Serbie, sauf la confiture de prunes, «albanaise».
Adossé à la Serbie, le nord du Kosovo à majorité serbe relève de facto de l’autorité de Belgrade. Le pouvoir serbe fait d’ailleurs le maximum pour ancrer sur place la population, et éviter l’exode de celle-ci quand le Kosovo deviendra indépendant. Les Serbes de Mitrovica-Nord ne paient pas d’impôts. Ils ne paient pas l’électricité, ni l’eau, ni la voirie. Mieux, ils reçoivent même un salaire pour rester sur place, à ajouter à celui qu’ils perçoivent comme employés des différentes administrations publiques: la Serbie multiplie les emplois de fonctionnaires à Mitrovica, une stratégie qui porte ses fruits. La communauté compte ainsi une université florissante, et 9000 étudiants la majorité vient de Serbie.
De l’autre côté du pont, c’est le Kosovo albanophone, caractères latins et drapeaux rouges avec l’aigle noir bicéphale. Mais ici, à Mitrovica, c’est un morceau de territoire à la gloire de la fraternité orthodoxe, caractères cyrilliques et drapeau de la Serbie médiévale. «En 1999, les Russes avaient fini par lâcher Milosevic, mais cette fois-ci, ils sont vraiment de notre côté, explique Igor Milic, un graphiste qui s’occupe des sites Internet des partis serbes nationalistes. Nous avons confiance en eux. Si le Kosovo devient indépendant, le nord serbe de la province proclamera à son tour l’indépendance, avec le soutien de Belgrade et du Kremlin.»
Héros de cette sainte alliance, le président russe. On pose ici sur les vitrines et les lampadaires des autocollants avec la trombine de Poutine! Sur la place principale, on vient d’inaugurer une statue en l’honneur d’un consul de la Russie tsariste, occis dans les parages en 1878, par un malfrat quelconque. «Par un malfrat quelconque? Non, par un terroriste, albanais, déjà! Cela fait plusieurs siècles que les Serbes sont victimes de l’épuration ethnique de la part des Albanais», explique Milic avant d’entonner le traditionnel couplet sur la Serbie «ultime rempart de l’Occident chrétien face à l’islamisation».
«Ils ont bien eu les Occidentaux, les Albanais! Le Kosovo indépendant, c’est la porte ouverte à Al-Qaida. D’ailleurs, on sait bien que les Saoudiens s’infiltrent. Ils paient pour faire progresser l’islam radical: 300 euros pour une conversion au wahhabisme, 150 euros pour une barbe. On vous avait pourtant prévenus.»
En début de semaine, le gouvernement de Belgrade a ouvert à Mitrovica-Nord une représentation de son «Ministère du Kosovo-Metohija», ultime provocation à la communauté internationale, qui s’acharne à défendre un Kosovo multiethnique, notion qui relève davantage de la fiction que d’une possibilité d’avenir.
D’ailleurs le ministre a prévenu: «Si les Occidentaux détachent le Kosovo de la Serbie, ils ouvriront la boîte de Pandore. Il existe au moins 300 situations sur la planète où des minorités, soi-disant opprimées, exigeront le même traitement.»
En attendant, la vie suit son cours. Vera Miletic attend le minibus qui doit la conduire à Gracanica, enclave serbe au coeur du Kosovo. Avant de traverser le pont, le conducteur du bus sort deux cartons allongés, pour recouvrir les plaques d’immatriculation serbes de son véhicule: «Beaucoup plus sûr, dit-il, de traverser la zone albanophone sans plaques qu’avec des plaques serbes.» Sauf qu’il n’y a que les Serbes qui recouvrent leurs plaques en passant de l’autre côté de l’Ibar.
sources : la tribune de Genève, article de Serge Enderlin, le 15 décembre 2007