Alors que la France est reconfinée, la Russie a réussi à tirer son épingle du jeu. De retour dans son pays, la diplomate Ekaterina Kopylova goûte à nouveau les plaisirs simples des spectacles et des restaurants tout en s’interrogeant sur les causes de ces différences entre nous.
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Lorsque l’avion d’Aeroflot a touché le sol de Moscou le 11 mars dernier, je n’étais pas allée en Russie depuis plus d’un an. Les voyages en période de pandémie étaient fortement déconseillés aux diplomates russes, sauf pour motif impérieux, comme en l’occurrence la fin de ma mission de quatre ans et demi au sein de notre ambassade à Paris. Les rares connaissances ayant effectué un aller-retour dans les derniers mois m’avaient encouragée: « Tu vas retrouver la vie normale ». Le déjeuner de bienvenue organisé par mes proches dans un nouveau restaurant à la mode et le billet pour une comédie musicale ont acté la réalité de cette promesse.
J’avais plutôt bien vécu le premier confinement du printemps 2020, goûtant le luxe d’ordinaire inaccessible aux diplomates du recueillement et du silence, me consacrant aux traductions d’ouvrages géopolitiques et aux recherches juridiques. De plus, que l’on résidât en Russie ou en France, nous étions logés à la même enseigne: au même moment les autorités russes avaient pris la décision, face à cette menace d’autant plus préoccupante qu’inconnue, de décréter quelques semaines chômées, de fermer frontières, universités, écoles, restaurants et autres lieux publics, à Moscou – de bloquer les titres de transport des étudiants et séniors afin de les encourager à rester chez eux.
Après s’être déconfinées peu ou prou simultanément, la Russie et la France ont emprunté des trajectoires différentes, celle d’une marche déterminée vers une normalisation pour la première et celle d’un va-et-vient éprouvant pour la seconde. A la veille du deuxième confinement dans l’Hexagone fin octobre, en écoutant un serveur résigné à une nouvelle séquence du chômage, j’essayais, sans trop y parvenir, de trouver une explication au contraste entre les situations russe et française. Était-ce parce que les Russes étaient mieux fournis en lits d’hôpitaux, masques, gels, réspirateurs et autres équipements ? Parce que le protocole des soins administrés était plus efficace (mon grand-père en a notamment bénéficié)? A cause d’une meilleure organisation (la fluidité de l’aéroport de Moscou détonne avec les files d’attente à Charles-de-Gaulle)? L’instauration du troisième confinement n’a fait que renforcer cette perplexité…
L’annonce par Vladimir Poutine le 11 août 2020 de la création par le laboratoire Nikolaï Gamaleïa du premier sérum contre la Covid-19, appelé Spoutnik V, a suscité au mieux de prudentes réserves, au pire – des attaques manifestes. Elles m’ont fait penser à cette observation d’un secrétaire d’ambassade russe en poste à Paris en 1711: « Ici on ne veut même pas entendre les bonnes nouvelles qui parviennent de chez nous, et on ne les admet pas dans la presse ». Celle-ci n’a malheureusement rien perdu de sa pertinence. Cette tricentenaire constance dans le traitement des réussites russes aurait été remarquable, si ce n’était face à une maladie qui fauche tous les jours des vies et des pans entiers des économies nationales.
Aujourd’hui, 55 pays totalisant une population de 1,4 milliards d’individus ont homologué le SpoutnikV. Face à la pénurie des autres vaccins et à la controverse autour d’AstraZeneca et alors que certains pays d’Europe occidentale qui, rationnels, se disent, publiquement ou en privé, très intéressés par l’offre russe, les tergiversations des instances européennes ne peuvent que provoquer une sincère compassion pour les peuples qui n’ont que faire des bisbilles politiques et des intérêts des groupes pharmaceutiques.
Entretemps, en Russie deux autres vaccins sont venus renforcer le dispositif de prévention de la maladie : EpiVakCorona, déjà en circulation, et CoviVak, sur le point de le rejoindre. Par ailleurs, les essais sur des volontaires d’une version ‘allégé’ du SpoutnikV se contentant d’une seule injection et visant en premier lieu les 18-30 ans sont en cours. La campagne généralisée de vaccination a débuté le 18 janvier dernier. Vladimir Poutine y a participé en se faisant inoculer le 23 mars.
Aujourd’hui les universités accueillent de nouveau leurs étudiants et professeurs. Le concert à l’occasion du 7e anniversaire de la réunification avec la Crimée dans le stade Louzhniki de la capitale a réuni quelques milliers de personnes, quand bien même le taux de remplissage aurait été réduit par rapport à la capacité d’accueil. Le nombre journalier de nouvelles contaminations se maintient depuis plusieurs jours autour de 10 000.
Le 11 mars dernier, j’ai atterri dans un pays serein, actif, tourné vers l’avenir, tout en restant attentif. Lors de mon premier passage dans un supermarché, j’ai pris en photo une machine désinfectante pour chariots et un purificateur d’air et envoyé ces clichés à des amis français. Je redécouvre les menus plaisirs du quotidien.
Mon agenda se remplit de rendez-vous physiques. Il m’a juste fallu quelques jours avant d’arrêter de paniquer à l’approche des 18 heures. Entrée dans une salle de spectacle, j’ai été saisie d’une sensation d’euphorie. Mes proches sourient en me voyant remercier chaleureusement les serveurs de m’apporter des plats comme s’il s’agissait du plus beau cadeau qui m’ait été offert.
Ils ne se doutent pas que c’est le cas.