L’article original a été publié sur RIA-Novosti
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Ma dernière tribune a entraîné une salve de questions et de réflexions intéressantes, notamment sur ma page Facebook. Beaucoup de lecteurs m’ont demandé en quoi pourrait consister lacharpente idéologique d’un éventuel nouveau modèle de société russe. Je crois qu’un certain nombre d’évolutions et d’indices permettent d’imaginer les lignes directrices de cette reconstruction.
Les années 1990 ont vu la sortie chaotique du système soviétique vers un désordre libéral, qui s’est accompagné d’un sursaut des identités locales faisant apparaître le danger du séparatisme au cœur d’une fédération privée d’état et donc la nécessité d’une autorité supérieure pour canaliser les flux identitaires. Ce risque séparatiste, encouragé de l’extérieur, a malgré tout émergé, notamment dans le Caucase ou il a abouti à des guerres, que l’état russe a cependant fini par éteindre sans négocier.
La reconstruction de l’Etat des années 2000 s’est accompagnée d’un reset total du bagage historique récent de la nouvelle Russie, d’une réaffirmation totale du rôle de l’Etat, celui-ci replaçant la religion ou les religions au cœur du système pour re-moraliser la société. L’équation russe semblait jusque la assez lisible: le redressement du pays et l’amélioration du cadre de vie suffisaient pour le maintien au
pouvoir d’un parti de la majorité qui a reconstruit l’état et assuré la stabilité en Russie.
pouvoir d’un parti de la majorité qui a reconstruit l’état et assuré la stabilité en Russie.
En 2011 des contestations sont apparues qui bien qu’ultra minoritaires (100.000 personnes sur 143 millions d’habitants soit moins de 0,07% de la population) ont mis en relief non pas l’émergence d’un sentiment anti-Poutine, mais bien une rupture sociologique profond entre d’un côté des membres d’une classe urbaine occidentalisée et de l’autre les habitants de la Russie profonde qui traversent une transformation identitaire importante qui se poursuit.
Natalia Zubarevich explique ces déséquilibres sociologiques par la coexistence de quatre Russies différentes: une première Russie est celle des grandes villes (jusqu’à 30% de la population de la fédération selon que l’on prenne en compte les villes millionnaires ou de plus de 500.000 habitants), une seconde Russie est celle des plus petites villes et des villes industrielles (environ 20% de la population), une troisième Russie est la Russie périphérique, celle des campagnes, villages et toutes petites villes (prés de 40% de la population) et il y a enfin une quatrième Russie qui est celle des républiques ethniques du Caucase et de la Sibérie du sud mais qui ne comprend pas de villes industrielles (environ 10% de la population).
L’analyste Jean Robert Raviot décrit la situation en définissant trois Russies. D’abord, la plus médiatisée car occidentalisée, celle des “Moscobourgeois”. Ensuite la Russie provinciale et périurbaine, très majoritaire et plus conservatrice, et enfin la Russie des périphéries non russes contrôlées par des ethnocraties alliées au Kremlin.
Il n’est pas difficile de comprendre qu’une population aussi disparate, tant sur le plan sociologique, qu’économique ou culturel vivait “sereinement” sous l’autorité soviétique mais que le modèle européen ne lui est pas transposable, ni sur le plan politique (transfert de la souveraineté de l’état), identitaire (le modèle de l’état nation ne lui sied pas puisque la Russie comprend en son sein des nations et des républiques) ou encore moral (imagine-t-on des défilés “gaypride” au cœur du Caucase musulman russe?) que religieux, les russes ethniques assimilant l’orthodoxie à leur identité nationale.
Par conséquent le nouveau modèle russe doit pour maintenir équilibre et harmonie dans la Fédération de Russie s’éloigner du modèle libéral démocrate, laïque et libertaire de l’Union Européenne, pour évoluer vers un modèle religieux, traditionnel et avec un état fort, nécessaire pour affirmer son autorité face aux inerties territoriales et identitaires qui découlent tant de la taille du pays que de la variété de population qui y réside. Cela explique pourquoi ces derniers mois ont vu en Russie un regain d’influence des idées “patriotes étatistes” au détriment des idées “étatistes libérales” et le mouvement devrait sans doute s’accentuer.
Récemment une agence patriotique d’état dépendante du Kremlin a été créée. Elle est destinée à “renforcer les fondations morale et spirituelles de la Russie d’aujourd’hui” en promouvant le patriotisme comme ossature de la société russe. Des signes qui confirment cette évolution ont commencé à apparaître. Par exemple la création d’une commission historique à Volgograd sur les questions d’éducation patriotique et d’idéologie, la création d’un nouveau jour férié en Sibérie pour célébrer la victoire sur le temps des troubles ou encore cette proposition du ministère de l’éducation de Rostov sur le Don de revenir à des costumes impériaux pour certaines cérémonies.
Pour l’analyste Alexandre Rhar, lors de la dernière réunion du club de Valdaï, Vladimir Poutine a utilisé une rhétorique très conservatrice et montré “qu’il préparait la Russie à autre chose” et notamment au fait qu’elle n’appartient pas à l’Ouest, comme c’était plus ou moins admis jusqu’à récemment. Cette rhétorique patriotique et eurasiatique n’est pas le monopole de Vladimir Poutine et du parti Russie Unie. Le principal parti d’opposition en Russie, le parti communiste, a lui aussi cette année totalement réorienté sa ligne politique. Ce changement s’est fait en deux étapes. D’abord lors de la campagne présidentielle par un discours plus nationaliste et surtout religieux,
que certains de ses cadres ont déploré, mais qui avait sans doute pour objectif de ne pas se dissocier d’un électorat qui y est de plus en plus sensible. Ensuite tout récemment, Guennadi Ziouganov, le leader du Parti Communiste, vient de réaffirmer la dimension eurasiatique de la Russie et d’opter pour une alliance avec la Chine pour faire face à l’hégémonie occidentale sous domination américaine.
Patriotisme, Eurasisme, Etat et Religion sont ils les quatre nouveaux piliers de la Russie d’aujourd’hui et surtout de demain?
La Russie est européenne pour sa partie la plus développée (Moscou-Saint-Pétersbourg) et les discours politiques ne peuvent changer l’Histoire. L’empire tsariste de Russie était européen (on le voit notamment dans l’implication du régime lors de la première guerre mondiale). L’ère d’influence soviétique s’étendait plus en Europe de l’Est (pacte de Varsovie) qu’en Asie malgré les alliances ou ententes avec l’Inde par exemple.
Dès lors, si le peuple russe a toujours fait preuve d’un patriotisme sans égal (voir les guerres napoléoniennes), que l’Eglise orthodoxe effectue un réel retour en puissance, et que l’Etat est revenu après la décennie Eltsine au coeur de l’économie, la politique tournée vers l’Asie n’a pas vraiment d’avenir à mon sens, du moins pas autant que l’espère Poutine.
M.Latsa, je suis élève en classe préparatoire économique et commerciale de 1ère année et j’observe avec intérêt les relations commerciales grandissantes sino-russes. Croyez-vous que les intérêts des deux Etats puissent réellement converger? N’y aura-t-il pas plutôt la possibilité d’une bataille pour le leadership en Asie, ce qui entraînerait forcément des tensions?
Merci de votre réponse
Bonjour, déjà le fait que la Russie soit organiquement un pays européen ne veut pas dire que le business avec l’Asie lui soit interdit 🙂 .. Or on ne parle que de ça, les alliance avec l’Europe oui mais l’Europe est allie elle avec l’Amérique qui .. Etc etc
Je ne vois aucune tension en Asie possible entre la Russie et la Chine pour les simples raisons que
la Russie n’est pas un pays asiatique mais un pays qui veut asien. Ensuite, il y a un leader en Asie et c’est la Chine.
Gauthier;
La convergence est structurelle ; les chinois préférant fournir en biens d’équipement et de consommation une Russie qui paye en énergie (chose dont ils ont terriblement besoin) que le BAO contre du papier fraichement imprimé ; sans parler du fait que le marché BAO est déjà saturé. La Russie sortant d’une très longue période chaotique a une réelle nécessité de se tourner vers les biens de consommation sortant de l’usine du monde.
Je suis d’accord avec vous pour le commerce avec l’Asie, c’est simplement la volonté d’une identité eurasienne qui me semble vide de sens.
En ce qui concerne l’Asie centrale (ex-URSS donc étranger proche), vous pensez que la Russie ne souhaite pas contester, s’opposer dans le cas d’une montée d’influence chinoise, d’une velléité chinoise de s’investir dans ces pays? Cela serait pourtant contre l’économie russe, notamment en matière de contrats d’armements non? Je vous demande ça car récemment, des dirigeants chinois ont montré leur intérêt pour les pays d’Asie centrale, voisins, notamment par des visites officielles.
Selavus, je raisonnais ici à plus long terme et je vous rejoins parfaitement sur votre analyse. La phase d’équipement de la Russie ne durera pas éternellement, tout comme la Chine assurera un jour ou l’autre son indépendance énergétique… Dès lors, cette convergence structurelle pour reprendre vos mots me semble mise à mal
Tellement le monde est embrouillé en ce moment, que celui qu’est capable de voir les 10 ans à venir est déjà un champion ; à observer les deux civilisations concernées (Russie Chine) je crois que leur avenir peut logiquement être envisagé d’une façon plus ou moins harmonieuse ; sans être un optimiste romantique, on peut y voir un avenir net de tout points de friction insurmontables.
Le passé d’une civilisation est très parlant sur sa nature… et peut nous être précieux dans des prévisions concernant son évolution ; de ce côté je suis très optimiste ; et en ce qui concerne la Russie et la Chine.
Et puis leurs champs de compétences respectifs me paraissent complémentaires ; bref ça me parait rassurant.