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Jean Radvanyi est spécialiste du Caucase et de la géographie régionale. Il est à ce titre professeur de géographie et de géopolitique de la Russie et l’ex-URSS à l’Inalco à Paris. Auteur de plusieurs ouvrages, il dirige à Moscou le centre franco-russe de recherche en sciences humaines et sociales de Moscou, qui vient de fêter ses 10 ans.
Une discussion éternelle concerne l’identité russe et l’appartenance ou non (au sens large) de la Russie à l’Europe? Et si oui qu’est ce qui caractérise le plus l’appartenance de la Russie à l’Europe?
C’est une discussion jamais close dans ce pays. En tant que géographe et spécialiste de ce pays en sciences humaines, il est évident que la Russie fait partie de l’Europe et appartient, au moins en partie, à l’espace européen. Pour moi il est clair que la Russie fait partie de la culture européenne. Par son histoire et sa culture, la Russie est rattachée de toute évidence à l’Europe parce que les centres majeurs politiques et culturels russes ont toujours été du coté européen de la Russie, que l’on pense à Kiev, Novgorod, Saint-Pétersbourg ou Moscou.
Bien sur, la Russie a une partie de son territoire en Asie et par ce biais il y a d’autres influences qui interviennent, mais on peut dire ça pour d’autres pays européens, après tout l’histoire française c’est aussi les colonies africaines, l’outre-mer et donc bien sûr un seul facteur (historique, religieux) ne suffit pas, il faut voir dans son ensemble.
Vous êtes professeur de géographie de la Russie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). La géographie est souvent citée comme le facteur d’appartenance russe a l’Asie. On connaît la phrase de De-Gaulle sur l’Europe de l’atlantique a l’Oural, or la Russie s’étend jusqu’au pacifique. Dimitri de Kochko par exemple dit : “Pour moi l’Oural n’est pas la frontière de l’Europe mais le centre de l’Europe de demain!”. Quelle est votre opinion à ce sujet? Cette frontière est-elle selon vous purement sémantique ou symbolique?
Je pense que la frontière est symbolique. L’Europe est un continent qui est mal défini et en particulier ujourd’hui du point de vue de la géographie cela dépend de quel niveau on se place. La géographie classique a une définition assez simple de l’Europe, qui tient au relief, critère souvent retenu pour les grandes entités géographiques. A ce moment la l’Europe s’arrête à l’Oural d’une part et aux chaînes principales du Caucase d’autre part. De ce point de vue classique, le sud-Caucase et les espaces russes au delà de l’Oural sont donc en Asie.
Cela créé quelques problèmes, car une partie de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan sont sur le versant nord du Caucase et donc sont des territoires européens. Même chose pour le Kazakhstan dont une partie du territoire est à l’ouest du fleuve Oural et fait donc partie de l’Europe selon cette définition géographique classique. Par ailleurs il y a eu beaucoup de débat entre les géographes russes et plusieurs définitions données (reprises dans notre atlas du Caucase paru chez Autrement en 2010). Certains ont dit que la limite du Caucase, et donc de l’Europe, passait non pas par la chaîne principale, mais par le Kouban et le Terek. D’autres à l’inverse on dit que les limites sud du Caucase étaient situées au sud de la dépression Koura/Araxe, c’est-à-dire intégrant dans la partie européenne l’ensemble de la Géorgie et l’Azerbaïdjan, mais avec un point d’interrogation sur l’Arménie qui serait en partie européenne et aussi en partie asiatique.
Aujourd’hui on pense moins au relief, mais le problème n’est pas plus simple. L’Union Européenne met de temps en temps les Etats du sud Caucase dans l’Europe (politique de voisinage, partenariat oriental..) mais cela ne semble pas sur. Les cartes climatiques, les organisations internationales hésitent. En Russie par contre tout le monde s’accorde pour dire que la limite de l’Europe est l’Oural et que donc la Russie est bien à cheval sur deux continents. Elle fait partie de ces deux de la politique de voisinage, c’est la Russie qui a refusé. De ce point de vue géopolitique, les critères de définitions sont un peu différent et la Russie fait donc indéniablement partie de l’espace européen mais aussi asiatique.
Je sais que vous avez beaucoup voyagé en Russie. Récemment je suis allé à Perm, dans l’Oural justement, pour les Permiens, Perm est une ville Européenne.
Je n’ai jamais visité cette ville du piémont ouest de l’Oural, mais je la connais ayant fait un manuel géographique de la Russie. Je sais que dans le cadre des réorganisations administratives, se pose la question de la définition de l’Oural comme entité régionale au sein de la Russie. En effet tantôt on mettait dans l’Oural la chaîne de l’Oural avec ses piémonts immédiats, auquel cas Perm ferait partie de l’Oural, tantôt au contraire on y rattache une grande partie de la plaine de l’Ob ce qui déporte l’Oural vers l’Est laissant Perm plutôt dans la partie Volga, ou rattachée a une région Volga/Oural. Donc voila il y a là une question ayant des implications certaines comme c’est le cas pour les questions administratives qui ont, en Russie, souvent de fortes implications matérielles. Mais en général on ne demande pas aux géographes ni aux économistes de trancher et donner leur avis, c’est le législateur qui tranche et pas forcement de façon très concluante.
Pour croiser la géographie, l’administratif et la culture, la ville prétend au statut de capitale européenne de la culture. Les Permiens se sentent très européens, j’ai même entendu la bas que “l’Europe va de l’Oural à l’atlantique”! j’ai pu constater qu’un habitant à Perm se sent tout autant européen qu’un habitant de Valence ou Sibiu? Est-ce que cela vous surprend?
Non cela ne me surprend pas, car la ville est sur le versant ouest de l’Oural et est donc européenne, pas de doute pour moi. Cette histoire de capitale est assez intéressante, car il y a 2 villes qui se battent ce statut de capitale. Je suis allé à Iekaterinbourg et il s’est produit une chose de remarquable sur le plan administratif et symbolique. La limite, c’est à dire le col entre les deux versants Ouest et Est de l’Oural, est située à une certaine distance de la ville et est marquée par un monument. L’un des anciens maires de la ville a créé une nouvelle
route et donc on a voulu créer un autre monument. Or avec l’extension des limites administratives de la ville, la ville a inclu ce nouveau monument dans son territoire. Cela permettait aux gens d’Ekaterinbourg (la ville étant quand même franchement située sur le coté est de l’Oural) de prétendre (via cette extension administrative et ce jeu sur l’emplacement du monument) faire partie de l’Europe. D’un point de vue de géographe, ce jeu est très intéressant et je le cite en exemple à mes étudiants comme l’illustration d’une relative fascination des Russes à l’égard du mythe de l’Europe.
Quand à Perm la question n’est pas là, Perm est évidemment une ville de la partie européenne, maintenant est-ce qu’elle sera une capitale européenne de la culture?
Je sais par ailleurs que Perm est devenue depuis quelques années une ville où il se passe beaucoup d’animations culturelles, d’expositions, des filiales de musée et tout cela est intéressant. Je trouve ça très bien de mettre l’accent sur la culture et pas qu’à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, mais également en province afin que d’autres capitales de province en profitent.
Toujours dans le même sens, pensez-vous que la culture soit un bon vecteur de rapprochement entre l’Europe et la Russie? Pour également améliorer l’image de la Russie en Europe?
Oui je le crois réellement, la culture est certainement un des éléments de développement d’une ville. C’est souvent lié d’ailleurs à l’architecture et la protection du patrimoine architectural, ce qui est compliqué du reste en Russie au regard d’une législation peu favorable. Le dynamisme des acteurs culturels est important et peut faire d’une ville un pôle d’attraction par l’organisation de festivals, d’expositions, de musées, une vie théâtrale, musicale etc. Cela peut en effet devenir un des facteurs de développement et de reconnaissance d’une capitale régionale. Comme je sais qu’il y a déjà une certaine expérience à Perm, il est clair que c’est une carte à développer si les acteurs institutionnels (gouverneur, la ville) et les acteurs culturels (musées..) arrivent à se mettre d’accord et à lancer cette dynamique.
Avez-vous quelque chose à rajouter?
Oui il est clair que si Perm veut dire quelque chose pour les Russes, la ville est peu connue en France. On connaît plus l’Oural qu’on associe d’ailleurs à l’industrie, aux fabrications d’armes ou aux zones fermées. Et il est certain qu’il faut casser cette image. De ce point de vue l’approche culturelle est certainement très adaptée. En France on s’aperçoit que beaucoup de villes ont modifié, ou créé leurs images grâce à l’organisation de festivals, culturels, de musique, d’arts, de rue etc.
Par exemple l’année prochaine est une nouvelle année croisée franco-russe, concernant les langues des deux pays. Le concept français de la fête de la musique, qui est une fête populaire, a déjà été exporté dans nombre de pays. Je pense que c’est une initiative intéressante et qu’il faudrait peut-être inciter les autorités de Perm à faire de même, en transformant cet événement en fête populaire où tous les gens qui font de la musique puissent s’exprimer.