Lorsque le mur de Berlin s’est écroulé, et avec lui l’URSS, rien ne semblait pouvoir empêcher l’américanisation de l’ancien monde soviétique, c’est-à-dire la victoire de McDonald’s, de l’anglais comme langue globale et quasi-unique, et du dollar comme seule monnaie de référence.
Rien ne semblait surtout pouvoir entraver la marche en avant du capitalisme ultralibéral et de la démocratie à la mode américaine. Dans le monde unipolaire ainsi créé, la prise de contrôle par l’Otan des gigantesques territoires qui s’étendent de l’est de la Vistule et jusqu’au pacifique paraissait inévitable.
En une décennie, cet “agenda idyllique” a été totalement bouleversé par des événements historiques complètement imprévus. Il y a eu le 11 septembre 2001 et les efforts de guerre qui en ont découlé pour les occidentaux. Les interventions militaires dans le monde musulman n’ont pas eu le succès attendu, elles ont coûté très cher, et ont finalement semé le chaos dans la région. Sur le plan économique, l’essor implacable de la Chine a largement dépassé toutes les prévisions, et le modèle économique et financier “capitalatlantiste” a montré ses limites en provoquant la crise de 2008, appelée “great recession” par les anglo-saxons.Pourtant, la politique américaine à l’égard de l’Europe et de l’Eurasie n’a pas changé. L’extension de l’Otan vers l’Est s’est poursuivie, se superposant à l’extension de l’Union européenne. En conséquence, nombre de commentateurs voient désormais Bruxelles comme un simple sas d’entrée destiné à pré-intégrer des Etats au sein de la communauté euro-atlantique et de l’Alliance militaire sous domination américaine.
Durant la première décennie du siècle, les vagues d’extension de l’Union européenne et de l’Otan et les déstabilisations orchestrées au cœur de l’ancien monde soviétique n’ont pourtant pas empêché Moscou de chercher à se rapprocher de l’Europe, considérée en Russie comme un partenaire stratégique et économique prioritaire. Mais le réveil russe et la volonté de Moscou de réanimer sa sphère d’influence tout autant que de pérenniser et sécuriser son étranger proche se sont malgré tout heurtés avec une intensité croissante à l’extension politico-militaire de l’Otan et de Bruxelles.Sans trop de surprise, on a constaté que les opérations militaires de 2008 en Géorgie et la lente dégradation des relations entre Russie et Occident, mais aussi entre Russie et Europe, ont incité Moscou à accélérer la constitution d’un pôle eurasien russo-centré, qui permet désormais à Moscou d’affirmer sa spécificité entre Europe et Asie et son agenda propre.
Le coup d’Etat de 2013 en Ukraine a entraîné une réorientation stratégique du pays, ce qui a fait naître plusieurs menaces évidentes pour la Russie. Dès le début des événements, les occidentaux ont considéré que c’était un coup d’Etat démocratique qui augurait en Ukraine la fin de la “période prorusse”, un accord économique avec l’Union européenne et un éventuel rapprochement avec l’Otan.
La Russie ressent actuellement des menaces directes sur le plan militaire puisque la rapide dégradation de la situation en Ukraine a plongé le pays dans une guerre civile qui se déroule loin des USA, tout près de l’Union européenne, mais à proximité immédiate de la frontière russe. De même sur le plan économique, puisqu’en cas d’intégration de l’Ukraine dans une zone de libre-échange avec l’UE, ce sont tous les accords bilatéraux qui existent entre la Russie et l’Ukraine qui seraient menacés. Enfin, pour Moscou, cette déstabilisation sur sa frontière se déroule au cœur du monde russe, parce que les liens entre Russie et Ukraine sont tout autant civilisationnels que charnelsLe conflit militaire en Ukraine, qui met indirectement aux prises le monde occidental américano-centré et le monde russo-centré, a placé l’Europe devant un dilemme historique. D’un côté nos gouvernements européens se sont soumis à l’atlantisme régnant qui a fait de l’Europe une tête de pont américaine; mais d’un autre côté, la facture s’annonce très lourde pour les nations européennes. Les sanctions instaurées et les mesures de rétorsion russes ont engagé Europe et Russie dans une relation perdant-perdant qui s’aggrave, sans apporter aucune amélioration à la situation sur le terrain en Ukraine. D’un point de vue historique et plus global, l’affaire ukrainienne a surtout réduit à néant le projet de partenariat qui aurait dû émerger entre l’Europe et la Russie, partenariat imaginé par les élites russes et européennes depuis les années 90.
La volonté manifeste de Paris et Berlin de trouver une solution au conflit traduit parfaitement l’évolution de la situation sur le terrain. En effet, la situation militaire ne tourne pas à l’avantage de Kiev (ses troupes sont encerclées au nord de Donetsk, l’armée est démoralisée et les fédéralistes gagnent du terrain) et le printemps pourrait donner lieu à un nouvel assaut des fédéralistes, qui pourraient sans doute considérablement agrandir la zone qu’ils contrôlent.Il y a urgence parce que la proposition américaine de livrer des armes au gouvernement ukrainien pourrait être interprétée par le président Poroshenko comme sa dernière chance de poursuivre et surtout de gagner cette guerre. Mais ces livraisons d’armes seraient un pas de plus vers une intensification du conflit que ni Berlin, ni Paris ne souhaitent.
Un tournant s’est peut-être produit à Minsk dans la nuit du 12 au 13 février 2015. Berlin et Paris ont peut-être arraché un accord de cessez-le-feu décisif, au moment où les USA proposaient des livraisons d’armes. Comme en 2003 lors de la guerre en Irak, la vieille Europe témoigne de sa capacité à déployer une politique indépendante, au moins sur le plan diplomatique.Peut-on espérer qu’il s’agisse d’un retournement politique et stratégique de fond, et que Berlin et Paris sont à nouveau disposés à réanimer le projet d’un axe « Paris-Berlin-Moscou » qui projetterait l’Europe vers l’Eurasie? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais ce serait un pas décisif vers un monde multipolaire.