Mesdames, Messieurs, chers amis,
Permettez-moi tout d’abord de remercier Thierry Mariani d’avoir contribué à organiser cette soirée et permettre à des gens de la société civile française en Russie de s’exprimer.
Pour ceux qui ne me connaissent pas je suis français, entrepreneur à Moscou, et analyste pour divers médias. Je vais ce soir vous parler des conséquences des sanctions prises contre la Russie, vues de Moscou. Je précise que le texte de mon intervention sera disponible sur mon site internet : alexandrelatsa.ru
Je ne représente pas la chambre de commerce française en Russie, je ne représente aucun parti politique russe, et je ne parle pas au nom d’une organisation professionnelle.
C’est mon analyse personnelle que je vais essayer de vous faire partager.
La crise en Ukraine, la guerre civile dans le Donbass, les tensions entre la Russie et les pays de l’OTAN, et surtout la mise en place de sanctions politiques et économiques contre la Russie, ont provoqué une inquiétude légitime parmi les chefs d’entreprise français et européens qui travaillent en Russie.
Est-ce que ces sanctions occidentales, les mesures de rétorsion Russes, l’évolution encore incertaine de la situation en Ukraine, peuvent paralyser le courant d’investissements en Russie ? Est-ce que les entreprises étrangères, françaises en particulier, qui travaillent en Russie ou avec la Russie peuvent être pénalisées ? Les chefs d’entreprises concernés se posent ces questions depuis plusieurs mois en tentant de comprendre ce qui va se passer dans un avenir proche.
Avant toute chose je voudrais reprendre le fil des évènements qui nous ont amenés à la situation actuelle, qui est extrêmement préoccupante.
Au début de l’année 2014, il s’est produit ce que l’on peut clairement de qualifier de coup d’état en Ukraine. Le président démocratiquement élu a été renversé par les manifestants de la place Maïdan, et il a quitté le pays.
Je me permets à ce stade de rappeler une évidence : Si les ukrainiens avaient attendu la fin du mandat présidentiel pour élire un autre président, comme cela se fait dans toute démocratie qui se respecte, on n’en serait pas ou on en est aujourd’hui.
Des politiciens ukrainiens ambitieux et sectaires, pressés d’arriver au pouvoir, ont semé le chaos dans leur pays.
Avant d’en arriver aux sanctions occidentales contre la Russie il y a eu un enchainement d’évènements de plus en plus dramatiques. De nombreux morts à Kiev et Odessa, des élections ukrainiennes un peu bâclées, les promesses de l’Union Européenne d’une adhésion rapide qui ne le sera visiblement plus, les pressions de l’OTAN, la récupération de la Crimée par la Russie, la guerre civile qui se poursuit dans la région du Donbass, et finalement les sanctions des ÉTATS-UNIS et de l’UE contre la Russie.
LES SANCTIONS : QUI A COMMENCE ?
Il ne faut pas oublier que la mise en place de sanctions contre la Russie a été décidée et initiée par les ÉTATS-UNIS et l’Union européenne et donc appliquée par la France.
Pour faire bref, un certain nombre de personnalités russes ne peuvent plus obtenir de visa pour les ÉTATS-UNIS et les pays de l’Union Européenne, un certain nombre d’exportations vers la Russie sont interdites (par exemple le matériel destiné aux forages gaziers ou pétroliers en eau profonde) et diverses mesures ont été prises pour gêner l’activité à l’étranger de plusieurs banques russes.
Notons au passage que la mise en place de sanctions internationales qui paralysent les mouvements de capitaux et la libre circulation des personnes et des biens est contraire aux dispositions et à l’esprit de l’Organisation Mondiale du Commerce.
En réaction et il fallait bien s’y attendre, la Russie a bloqué pour un an les importations de nombreux produits agricoles et agro alimentaires en provenance des pays de l’UE, tout en ayant l’intelligence (ou l’humour) de ne pas intégrer dans ce paquet de sanctions les produits pour enfants ni le vin ce qui a grandement soulagé vous vous en doutez la communauté française 🙂
Cette mesure de rétorsion prise par la Russie ne coute pratiquement rien aux ÉTATS-UNIS, par contre elle pénalise lourdement les agriculteurs européens, donc français, ainsi que tout le secteur agroalimentaire, réduisant au final à néant les couts d’acquisition des parts de marchés qui en Russie ne sont pas une mince affaire.
Je rappelle la part des importations agroalimentaires russes en provenance de l’Union européenne est la suivante :
Viande : 36 %
Produits laitiers, miel, œufs : 32%
Légumes : 30%
Fruits : 24%
Dans le cas ou les sanctions russes seraient maintenues comme prévu pendant un an, les parts de marché perdues par les européens seront difficiles à reconquérir. En effet elles auront été prises entre temps par des pays non européens qui ne se sont pas associés à cette affaire de sanctions et qui sont sans doute très heureux de la politique suicidaire de Bruxelles leur ayant permis de devenir presque malgré eux des fournisseurs d’un marché de 146 millions d’habitants avec encore de la croissance. Ce genre d’opportunité ne se refuse pas ! Parmi ces pays on peut citer la Serbie, Israël la Chine ou l’Égypte pour les fruits et légumes et certains pays d’Amérique du sud par exemple pour les exportations de viande bovine vers la Russie.
A ce jour on estime que cette année d’embargo pourrait coûter à l’UE autour de 5 milliards d’euros dont 1 milliard d’euros seulement pour la France.
EST-CE QUE CES SANCTIONS CONTRE LA RUSSIE SONT EFFICACES ?
En tant qu’entrepreneur français en Russie, non, de toute évidence. Ces sanctions sont, en apparence, destinées à peser sur le dossier ukrainien. Mais même si ces sanctions peuvent nuire à l’économie de la Russie et à certains intérêts privés russes, nos diplomates savent en réalité très bien qu’on ne peut rien obtenir de la Russie en proférant des menaces ou en organisant des chantages.
Ils le savent d’autant mieux que la Russie n’est plus un pays fermé mais un pays connecté à l’économie mondiale et mondialisée, membre de l’OMC et des principales organisations internationales. Un pays qui peut donc de par sa verticalité et sa souveraineté politique aller chercher des financements et des fournisseurs ailleurs, accentuant ainsi une multi-polarisation du monde que les élites russes ont pourtant durant la dernière décennie promu en tentant réellement d’y associer l’Europe.
Les élites politiques russes ont en effet a de nombreuses reprises affirmé l’appartenance de la Russie à la civilisation européenne, la nécessité d’établir un ensemble économique et politique uni allant de Lisbonne a Vladivostok. Ces mêmes élites ont aussi proposé à de nombreuses reprises l’établissement d’une architecture européenne de sécurité et de défense qui si elle avait été initiée, aurait sans doute empêché les évènements actuels en Ukraine.
Je dis que nos diplomates savent tout cela ou qu’ils devraient le savoir, mais on dirait bien qu’ils ne le savent pas. Ils ont une excuse et elle est de taille : Tout se décide à Washington et la diplomatie de l’Union Européenne, à Bruxelles, n’a pour le moment aucune marge de manœuvre réelle. Elle est devenue une simple chambre d’enregistrement des décisions américaines.
CONSEQUENCES DES SANCTIONS POUR LA FRANCE
La France est le troisième investisseur étranger en Russie. Plus de 1.200 entreprises françaises sont implantées en Russie, et 7.000 entreprises exportent en Russie, selon les chiffres de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe pour 2014.
Je me permets d’aborder brièvement le cas des PME qui sont dans l’angoisse permanente de nouvelles difficultés financières, logistiques et administratives rendant encore plus difficile un marché de très concurrentiel et je le répète et déjà suffisamment difficile à pénétrer et a développer.
Pour ce qui est des sociétés de grande taille, il faut rappeler par exemple que la Russie représente le deuxième marché d’Yves Rocher et d’Auchan (81 hypermarchés, 130 supermarchés, plus de 37.000 salariés), tandis que Danone y réalise 11% de son chiffre d’affaires, ce qui fait de la Russie son premier pays au monde.
Alstom a racheté en 2010 25 % du capital de TMH, leader russe de matériel ferroviaire. Le tandem vient d’inaugurer un nouveau tramway pour la capitale russe.
En fusionnant avec Rosbank, la Société générale à elle fait de la Russie son deuxième marché dans la banque de détail.
Quant au duo Renault-Nissan, il a finalisé cet été sa prise de contrôle d’Avtovaz, le fabricant des célèbres Lada, consolidant ses positions sur un marché clé pour l’Alliance Renault-Nissan.
Les français sont aussi très présents au cœur du projet Yamal, projet dont le budget est estimé à 21 milliards d’euros et vise à l’extraction de vastes quantités de gaz de l’Arctique sibérien et à transformer en GNL (gaz naturel liquéfié) pour l’exporter en Europe et en Asie. Au sein de ce projet donc Total qui détient 20% des parts et c’est une autre société française, Technip, doit construire l’usine de liquéfaction de gaz. On rappellera que Total est aussi impliqué dans un projet d’extraction de pétrole de schiste en Sibérie, en partenariat avec la firme russe Lukoil.
Enfin comment ne pas citer Leroy Merlin qui a ouvert à Moscou deux grosses plateformes de logistique en moins d’un an et possède plus de 20 établissements en Russie, soit 10% de ses établissements dans le monde.
Toutes ces réussites traduisent les efforts des groupes français pour prendre des parts de marchés à l’exportation. En tant qu’entrepreneur français en Russie il me semble que ce n’est vraiment pas le moment de leur tirer dans le dos en détruisant la relation de confiance entre la France et la Russie.
A ce titre cette situation est très préoccupante et ce particulièrement dans le contexte actuel de réduction de la croissance non seulement en Europe mais aussi en Russie.
J’aborde le sujet des MISTRALS car l’opinion française sait surtout, dans le dossier Ukrainien, que les agriculteurs français et l’industrie agroalimentaire française viennent de perdre au moins provisoirement un marché à l’exportation et que les MISTRALS sont suspendus car les conditions de sa livraison ne seraient pas réunies, sans que personne ne comprenne bien, ni à Moscou ni à Paris ce que cela signifie.
Les médias français n’ont cependant pas révélé les causes réelles de l’affaire des Mistral et qu’il ne s’agit là que de la partie émergée d’un iceberg géopolitique qui risque réellement et malheureusement de provoquer une guerre en Europe.
LA PARTIE IMMERGEE DE L’ICEBERG
Le dossier ukrainien n’est en réalité qu’une partie d’un plan américain de grande envergure qui menace directement la Russie, et qui est de nature à rendre de plus en plus difficiles les relations entre l’Union Européenne et la Russie en accentuant une forme de domination économique, et donc politique, des Etats-Unis sur l’Union Européenne.
L’un des objectifs clefs de l’administration américaine depuis la fin de l’URSS est d’agrandir l’OTAN, c’est une obsession. Des pressions sont exercées sur la Finlande et la Suède, et l’OTAN tente de coaliser tous les régimes frontaliers avec la Russie, déployant ainsi une politique d’endiguement que l’Amérique pratiquait déjà contre l’Union Soviétique.
C’est dans ce cadre global qu’il faut envisager les pressions américaines (via Bruxelles notamment) pour l’annulation de ce contrat.
Une telle annulation pénaliserait énormément le complexe militaro industriel français. Comment en effet remporter des appels d’offres internationaux si la France devait être perçue comme un fournisseur non fiable, qui ne respecte pas les contrats signés ?
Cela est clairement voulu par certains et je voudrais vous rappeler qu’à côté de la France seuls les Etats-Unis sont aujourd’hui capables de produire un tel monstre de technologie. Si la France perd son statut de producteur fournisseur fiable et souverain alors ne restera que l’Amérique comme producteur de telle technologie.
La destruction du complexe militaro industriel français est un objectif cohérent de l’Otan (dans sa stratégie d’extension) qui se confirme aussi par exemple par le fait que depuis que France a rejoint le commandement intégré de l’Otan, elle n’a bénéficié d’aucun marché conséquent au sein de la zone OTAN. Au contraire les nouveaux entrants achètent du matériel américain en priorité (rappelons-nous la Pologne et les avions de chasse américains) soit favorisent le monde anglo-saxon au cœur de l’OTAN : Angleterre et Canada.
La situation est la même pour le complexe militaro-industriel Ukrainien, très fortement dépendant des achats russes on voit bien que des discussions actives ont lieu concernant la livraison de matériel militaire américain et canadien pour l’Ukraine afin de faire face au problème du Donbass, en parallèle des discussions de rapprochement de l’Ukraine vers l’Otan.
On peut clairement affirmer qu’il existe une OTAN économique de la même façon qu’il existe une OTAN militaire et politique. Quant à la France je rappelle que ses plus gros marchés d’avenir à ce jour sont l’Inde et la Russie cela permet de mieux mesurer le poids des BRICS et l’intérêt pour la France de développer à leur égard une politique lisible et indépendante.
Des sanctions à double niveau ?
J’ai abordé tout à l’heure le fait que la France était dans une position particulièrement sensible car sa coopération avec la Russie sur des domaines très stratégiques (aérospatiale et domaine militaire…) rend très dangereux, pour elle, l’engrenage des sanctions réciproques.
Pendant que la France se voit contrainte, forcée, de sanctionner la Russie, l’Amérique elle maintient ses contrats d’achat de Titane aux russes jusqu’en 2017, pour la fabrication des Boeings. Autre acteur du monde anglo-saxon au cœur de l’OTAN, l’Angleterre, continue la vente d’armes à destination de la Russie, notamment des licences d’exportations de fusils de précision, de matériel de communication ou encore de matériel de vision nocturne. Un comble alors que David Cameron n’a cessé de faire la morale a Paris pour la vente des Mistrals !
On peut de la même façon se demander, et ce sera ma conclusion, quelle est la logique commerciale qui peut pousser des Etats comme la France à sanctionner ses propres exportations et donc ses propres entreprises ! Une telle politique ne peut finalement qu’inciter la Russie à développer des productions locales, même si c’est plus compliqué, et ce afin d’éviter tout risque de subir de nouvelles sanctions, dans un avenir proche.
Pour le moment donc si les sanctions s’éternisent, elles auront plusieurs conséquences néfastes.
– Ralentir ou retarder l’activité des sociétés européennes et donc françaises, qui s’implantent en Russie.
– Accélérer la déseuropéanisation de l’économie russe, donc le courant d’échanges, en appauvrissant au passage l’Europe et donc la France.
– Accentuer la scission entre l’Europe et la Russie, poussant la première dans les bras de l’Amérique et la seconde vers la Chine, accentuant la scission au sein de l’hémisphère nord.
Pour autant, les gens qui me connaissant savent que je suis d’un naturel optimiste et j’ai encore confiance dans le bon sens des européens, des français, et aussi dans celui des russes. J’espère donc que nos élites politiques vont rapidement sortir de leur léthargie et prendre conscience des intérêts réels de la France, des intérêts supérieurs de notre nation.
Ces gens qui nous gouvernent pourraient par exemple penser un peu plus souvent au gaullisme fondamental et refaire de notre patrie ce qu’elle a longtemps été dans l’histoire et notamment dans l’histoire récente : une nation authentiquement souveraine capable de déployer La politique nécessaire à l’établissement d’un axe Paris-Moscou, axe fondamental pour ramener la paix et la prospérité au sein de la grande Europe et du continent eurasiatique.
Je vous remercie de votre attention.