A la conquete de l’est: aux origines de « l’Orangisme ».

Le 20ème siècle a vu le remplacement de la domination anglaise par la domination américaine. Ce remplacement d’une puissance maritime par une autre ne modifiera pas l’existence de deux contraintes incontournables: d’abord la maîtrise des mers mais aussi l’obligation d’intervenir  dans le centre géo économique du monde. Ce deuxième objectif est inscrit dans la doctrine géopolitique anglo-saxonne, qui définit les rapports entre puissances mondiales comme une concurrence entre les puissances dites maritimes (Angleterre, Amérique), et celles dites continentales (Allemagne, Russie, Chine). Cette théorie est celle d’un des pères de la géopolitique moderne, Halford Mackinder (1861-1947), qui a défini l’existence d’un “pivot du monde“ (Heartland) situé en Eurasie, dans une zone couvrant l’actuelle Sibérie,l’Asie centrale et le Caucase. Mackinder redoutait (c’était avant la seconde guerre mondiale) que cette zone du monde ne s’organise et ne devienne totalement souveraine, excluant ainsi l’Amérique (située sur une île excentrée) de la gestion des affaires du monde. Mais le plus grand danger selon Mackinder aurait été une alliance des deux principaux empires continentaux que sont l’Allemagne et  la Russie. Il appelle donc à la constitution d’un front d’états capable d’empêcher une telle coalition de voir le jour. Après 1945, l’URSS est vue de par sa taille et son influence comme la principale puissance susceptible d’unifier ce Heartland. Elle est donc devenue par défaut l’adversaire principal de l’Amérique.


Une seconde théorie géopolitique développée par Nicholas Spykman (1893-1943) considère que la zone essentielle n’est pas tant le Heartland que la région intermédiaire entre ce dernier et les mers riveraines. Cette seconde théorie, complétant  la première, proposait d’empêcher la puissance continentale principale (URSS hier et Russie dès 1991) d’avoir accès aux mers. A cette fin, un front d’états devait également être créé mais afin de constituer et de contrôler une zone tampon entre l’URSS et les mers voisines (mer du nord, mer caspienne, mer noire, mer méditerranée). Pour l’historienne Natalia Narochnitskaya, cette volonté d’endiguement est toujours d’actualité. Il s’agit surtout d’écarter  la Russie du secteur nord de l’ellipse énergétique mondiale, zone qui comprend  la péninsule arabe, l’Irak, l’Iran, le Golfe persique, le Caucase nord (Caucase russe) et l’Afghanistan. Concrètement il s’agit de couper l’accès aux détroits, aux mers, aux océans ainsi qu’aux zones à fortes ressources énergétiques, et donc de repousser la Russie vers le Nord et vers l’Est, loin de la méditerranée, de la mer noire, et de la mer caspienne. Cette poussée s’exerce donc sur un premier front allant des Balkans à l’Ukraine pour le contrôle de la mer Egée et de la mer noire, et sur un deuxième front allant de l’Égypte à l’Afghanistan pour le contrôle de la mer rouge, du golfe persique et de la mer caspienne.
 

Mainmise américaine sur la nouvelle Europe
 
A la fin de la seconde guerre mondiale, l’Amérique et l’URSS se font face, c’est la guerre froide  dans un monde que l’on peut définir comme bipolaire. Cette guerre froide finira avec l’effondrement de l’URSS en 1991. Le monde d’après 1991 sera unipolaire et américano-centré,  le nouvel ordre mondial du président Bush père se concrétise dans les sables d’Irak en 1991. A l’époque beaucoup pensent que plus rien ne changera jamais, on parle de la fin des idéologies, voire de la fin de l’histoire avec une Amérique qui régnerait à jamais sur la planète.

Pendant la guerre froide, l’Union européenne s’est bâtie sur des fondements transatlantiques, puisque c’est l’Amérique via le plan Marshall qui a « aidé » l’Europe ruinée à se reconstruire, avant de superviser sa transformation en Union européenne. Ambrose Evans-Pritchard, journaliste britannique du Daily Telegraph, expliquera après l’étude de documents renduspublics par les Archives nationales des États-Unis le rôle des services secrets américains dans la campagne en faveur d’une Europe unie, dans les années 1950 et 1960. Ces documents montrent que l’instrument principal de Washington dans la mise en œuvre de ce plan pour le continent était le Comité américain pour une Europe unie (American Committee for a United Europe – ACUE), créé en en 1948. Donovan, qui se présentait alors comme un avocat en droit privé, en était le président de ce comité. Le vice-président était Allen Dulles, directeur de la CIA dans les années 50. Le conseil d’administration de l’ACUE comprenait Walter Bedell Smith, qui avait été le premier directeur de la CIA, et toute une liste d’anciennes personnalités de l’OSS et d’officiels qui faisaient des allers-retours avec la CIA. Les documents révèlent aussi que l’ACUE a financé le Mouvement Européen, qui était la plus importante organisation fédéraliste européenne pendant les années d’après-guerre. En 1958, par exemple, l’ACUE a assuré 53,5 % du financement de ce  mouvement. Le Mouvement de la Jeunesse européenne (European Youth Campaign), un des bras du Mouvement Européen, était entièrement financé et contrôlé par Washington. (…) Les chefs du mouvement européen – Retinger, Le visionnaire Robert Schumann et l’ancien premier ministre belge Paul-Henri Spaak  –  étaient tous considérés comme des hommes de main par leurs parrains américains. Le rôle réel des Etats-Unis fut camouflé comme dans une opération secrète. Les fonds de l’ACUE provenaient des fondations Ford et Rockefeller ainsi que de divers groupes d’affaires ayant des liens étroits avec le gouvernement américain. (…) Le dirigeant de la fondation Ford, une des principales ONG Américaines) était l’ancien officier de l’OSS Paul Hoffman qui devint aussi un dirigeant de l’ACUE vers la fin des années 50. Le Département d’État joua également un rôle puisqu’une note de la direction Europe, datée du 11 juin 1965, conseille au vice-président de la communauté économique européenne [CEE, qui a précédé l’UE], Robert Marjolin, de poursuivre de façon subreptice l’édification d’une union monétaire européenne. Elle recommande d’empêcher tout débat jusqu’à ce que “l’adoption de telles mesures devienne pratiquement inévitable”. Enfin les documents confirment que l’Amérique œuvrait très activement dans les coulisses afin d’amener la Grande Bretagne à intégrer l’organisation européenne. Ceci permet de mieux comprendre la guérilla que l’Amérique a menée contre le général De Gaulle de  1961 à 1969 surtout lorsque celui-ci empêchait  l’entrée de l’Angleterre dans l’Union européenne naissante.

Cette intégration transatlantique et occidentale se traduira par une solidarité anti soviétique pendant la guerre froide, et plus tard par la participation des principaux pays européens (France en 1993 en Bosnie et Allemagne en 1999 en Serbie) aux opérations militaires de l’OTAN. Peu à peu, l’extension de l’Otan est devenue une sorte de complément naturel de l’intégration de nouveaux états à l’Union européenne, vers l’est et la Russie. Ainsi l’Otan empêche toute souveraineté militaire en Europe, alors même que l’organisation supranationale européenne est dépourvue de toute souveraineté politique. Cette extension vers l’Est de l’Otan, à un moment ou le pacte de Varsovie n’existe plus aura un dessein géopolitique bien précis: utiliser l’Europe comme tête de pont pour aider  la percée Américaine vers le continent eurasiatique et refouler l’influence russe le plus a l’est de ce continent eurasiatique. La logique géopolitique est évidente: garder le contrôle du continent et une Europe coupée, afin d’éviter que l’Europe unifiée ne devienne un géant pôle politico-économique, concurrent de l’Amérique.
 

Années 2000 : La nouvelle donne
 
L’élection de Vladimir Poutine (qui pour l’analyste Aymeric Chauprade est un événement géopolitique majeur) et la renaissance rapide de la Russie ont modifié les rapports entre puissances pendant la dernière décennie. Il y a eu la  destruction militaire et politique de la Serbie en 1999 et l’agrandissement de l’Otan en Europe orientale, mais il y a eu aussi le traumatisme du 11 septembre  2001, l’enlisement de l’Amérique et de plusieurs membres del’Otan dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan, avec des problèmes financiers de plus en plus importants pour financer ces guerres. Pourtant, les pressions sur l’est de l’Europe et sur le Caucase ont continué. Curieusement plusieurs états ont été visés par des événements politiques similaires dans les années 2000 : des révolutions de couleurs.

Ces révolutions ont concerné principalement des états frontaliers de la Russie, et dont les régimes n’étaient pas spécialement hostiles a Moscou, ni réellement pro occidentaux. Dans le cas de l’Ukraine et de la Géorgie, le projet était de changer les régimes politiques puis l’adhésion à l’Otan.

Dans le mainstream médiatique occidental on a souvent présenté ces événements comme des soulèvements spontanés et démocratiques. On sait aujourd’hui que les révolutions de couleur étaient en réalité des coups d’états démocratiques, sponsorisés et co-organisés de l’extérieur via un grand nombre d’ONGs, dont la liste est consultable ici. On a parlé d’Orangisme (en lien avec la révolution orange en Ukraine) pour qualifier ce courant géopolitique occidentaliste. La révolution en Ukraine a aussi pu bénéficier du soutien financier de donateurs plus inattendus comme l’oligarque libéral en exil Boris Berezovski pour qui la révolution était avant tout dirigée contrela Russie.

Le morcellement de la Russie, un objectif géopolitique
 
La politique du morcellement peut être une méthode d’affaiblissement d’états jugés trop denses géopolitiquement. Ce sera le cas de la Tchécoslovaquie, de l’ex Yougoslavie et c’était aussi un des projets américains pour la Russie. En effet, en septembre 1997, l’un des plus influents politologues Américain, Zbigniew Brezinski a publié  un article sur la géopolitique de l’Eurasie. Cet article explique que le maintien du leadership
Américain passe par un découpage de  la Russie en trois états distincts qui seraient ensuite regroupés sous l’appellation “Confédération Russe”.

Brezinski  propose ce découpage dans le but de libérer la Sibérie Occidentale et sa voisine Orientale de la mainmise bureaucratique de Moscou tout en affirmant dans son ouvrage « Le grand échiquier » qu’ainsi la Russie serait moins susceptible de nourrir des ambitions impériales et ne serait pas capable d’empêcher la prise de contrôle de l’Eurasie par l’Amérique. 

 

Cette idée de démembrer  la Russie en plusieurs états est ancienne. Lors du grand jeu au 19ème siècle, pendant la lutte opposant les empires russe et britannique en Asie centrale et dans le Caucase, l’Angleterre avait bien compris l’importance et donc la menace pour elle des récentes conquêtes russes aux dépens de l’empire Ottoman. Ces conquêtes ouvraient à  la Russieune possibilité d’accéder à la méditerranée et à la mer noire. Dès 1835 l’Angleterre a donc tenté de déstabiliser  la Russie notamment par des livraisons d’armes dans le Caucase, et par la création de comités Tchétchènes ou Tcherkesses lors du congrès de Paris en 1856, après la guerre de Crimée. Ce front Caucasien restera, au cours du 20ème et 21ème siècle une sorte de zone molle par laquelle l’Angleterre puis l’Amérique tenteront de déstabiliser  la Russie. Au début du 20ème siècle en effet des responsables des républiques musulmanes de Russie, principalement dans le Caucase et en Asie centrale, tenteront d’organiser la bataille vers leur indépendance avec le soutien de l’Occident, c’est la naissance du Prométhéisme, un mouvement qui a travers le siècle va lutter pour réveiller les identités et encourager divers séparatismes, afin d’affaiblir la Russie. Cette vieille idée de déstabiliser le Caucase russe et d’écarter la Russie de la mer Caspienne s’est manifestée à nouveau pendant la révolution de couleur qui a eu lieu en Géorgie en 2003, puis pendant la guerre qui a été déclenchée en Ossétie du sud. Face à ces pressions géopolitiques, en Europe orientale, dans le Caucase et en Asie centrale, la Russie reste sur la défensive. Après la dislocation de l’URSS et la disparition du pacte de Varsovie, une partie des élites russes avait pensé avec naïveté que la guerre froide était finie, et que l’Otan ne chercherait pas à s’agrandir.  Le soutien de Vladimir Poutine à Georges Bush
en 2001 aurait pu marquer le début d’une collaboration dans l’hémisp
hère nord, au sein d’une alliance allant de Vancouver à Vladivostok. A cette fin en partie, un conseil Russie-Otan a même été créé en 2002. Mais contrairement aux promesses faites a la partie Russe, l’extension de l’Otan a
continué vers l’est, dans une logique post guerre froide, il y a eu les révolutions de couleur, et les intentions de l’Amérique dans le Caucase et en Asie centrale ne sont pas claires. Aujourd’hui l’encerclement de la Russie se poursuit avec l’installation du bouclier anti missile aux frontières du pays. Les idées de Mackinder
, de Spykman  et de Brezinski ne sont peut être pas mortes et la Russie est aujourd’hui la cible d’une pression « orangiste » visant au démembrement du pays.

6 thoughts on “A la conquete de l’est: aux origines de « l’Orangisme ».

  1. yves

    Les idees de Mackinder et de Spykman ne sont pas mortes et leurs theories toujours d’actualites.Seule la faillite et la decadence de l’occident mettra fin a ce regne de no partage a l’Anglo-saxon.

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  2. ventus borealis

    Il serait intéressant de comparer les deux orangismes. Avant la révolution orange de décembre 2004 en Ukraine, le terme d’orangisme désignait surtout une fraternité protestante, anti-catholique, pro-britannique qui florissait en Grande-Bretagne et dans son empire. Ce mouvement a été nommé en l’honneur de Guillaume d’Orange, qui vainquit le roi catholique Jacques II à la bataille de Boyne.

    Les orangistes militaient pour limiter le droit des catholiques et asseoir le prestige de la culture anglo-saxonne dans le monde. Au Canada, par exemple, ils se sont longtemps opposés au bilinguisme institutionnel au niveau fédéral. En Irlande du Nord, ils sont toujours actifs et veulent le maintien du territoire au sein du Royaume-Uni.

    http://danactu-resistance.over-blog.com/article-l-orangisme-une-ideologie-colonialiste-sectaire-et-ultra-reactionnaire-55591255.html

    Les deux orangismes ont en commun des valeurs comme la supériorité de la culture anglo-saxonne dans le monde.

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  3. Sclavus

    Elle est très intéressante votre observation « ventus borealis » ; je n’ai jamais fais de lien.
    Tout ce que j’ai remarqué en observant ces différents mouvements oranges en Europe de l’est, c’est leur larbinisme ; leur inféodation totale aux modèles – politique, culturel, économique – anglo-saxon.
    Leur attitude confirme au moins que l’idéologie criminelle de « la supériorité de la culture anglo-saxonne dans le monde » à quelques bonnes bases.
    Car tant qu’il reste dans le monde des crapauds de ce genre le modèle anglo-saxon a de l’avenir.
    Il y a un beau proverbe serbe : « Le crapaud, voyant qu’on ferre les chevaux, a soulevé sa patte pour faire de même… et finir culbuté ».
    Il en va ainsi de nos crapauds oranges.

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  4. Alexandre LATSA

    SCLAVUS je me disais la même chose ce matin dans le métro, que cette comparaison était plus qu’intéressante, ça mériterait un article..

    Borealis : contactez moi par mail svp..

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  5. ventus borealis

    Il s’agit d’une coïncidence si les deux mouvements s’appelle orangisme, mais une coïncidence curieuse. Je ne pensais pas faire une remarque sérieuse en faisant une comparaison entre les deux orangismes.

    L’ordre d’Orange dans l’Empire britannique s’attaquait plutôt aux « ennemis de l’intérieur », à savoir les catholiques. L’orangisme issu de la révolution colorée est dirigé contre les puissances ennemies, donc « les ennemis de l’extérieur ». Il y a plus de différences que de points communs, en définitive.

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