Le pont ferroviaire eurasiatique, nouvelle route de la soie du XXIe siècle

La conquête de l’Est

Lorsque le tsar Ivan IV conquiert Kazan en 1554, la Russie tarit définitivement, par la force, le flot des invasions nomades, venues de l’Est. Désormais, elle se tourne vers cet immense territoire. En 1567, deux cosaques traversent la Sibérie et reviennent de Pékin en racontant les immenses territoires et les possibilités commerciales avec l’empire du milieu. Le tsar concédera alors à des marchands de fourrure, les Stroganoff des territoires « à l’Est » (en fait en Sibérie occidentale). Ceux-ci feront appel à 800 cosaques, sous commandement de Yermak pour les protéger. A la toute fin du XVIe siècle, la conquête russe du far-est est lancée, elle mènera les colons russes jusqu’aux portes de San Francisco…
 

De l’Oural au Pacifique

Les chasseurs de fourrure traversent la Sibérie en moins de cinquante ans, et installent des bases sur la route de l’Est, Iénisséisk en 1619, Iakoutsk en 1632, puis la ville d’Okhotsk. En 1649, à l’extrême est de la Sibérie. Au Sud, les Atamans russes affronteront les Chinois pour la conquête de l’Amour. Yeroïeï Khabarov met en déroute une troupe de plusieurs milliers de Chinois avant de reperdre la région et que la paix de Nertchinsk (1689) ne laisse la zone aux Mandchous. Les chasseurs russes remontent alors vers le Nord, et l’Est. Entre 1697 et 1705, le Kamtchatka est conquis. Un mercenaire danois, Vitus Behring, entreprendra une traversée de la Sibérie puis de la mer d’Okhotsk pour enfin traverser, en 1728, le détroit qui porte son nom. En 1741, moins de deux cents ans après l’expédition de Yermak, les Russes abordent l’Amérique du Nord.

L’Amérique russe

Cette conquête s’accentuera dans la deuxième partie du XVIIIe siècle, non pour des raisons politiques, le pouvoir russe se désintéressant provisoirement de l’Amérique russe, mais purement commerciales, sous la pression des chasseurs de fourrures, livrés à leur seule ingéniosité et à leur volonté de négoce avec l’Asie. En 1761, ils mettent pied en Alaska. Une « Compagnie américaine » est même créée en 1782 pour « organiser » l’écoulement de fourrure russe en Chine, et contrer les Anglais qui écoulent eux la fourrure du Canada via le cap de Bonne-Espérance. En 1784, Alexandre Baranov, aventurier et trappeur russe fonda un empire commercial de vingt-quatre comptoirs permanents entre le Kamtchatka et la Californie. Le pouvoir russe dès lors prend conscience de l’énorme avantage que lui procure cette situation. Baranov sera nommé gouverneur de la zone, puis anobli, avant de se voir confier de déployer la « Compagnie russo-américaine » (qui gère tout le commerce de fourrure du Pacifique) le plus au Sud possible. En 1812, Fort Ross est créé, au nord de San Francisco. La présence russe est à son apogée en Amérique.
 

Le déclin de l’Amérique russe

Cette mainmise russe sera pourtant de courte durée. Concurrencé par les Anglais en Extrême-Orient, soumis à des révoltes occasionnelles des indigènes « nord-américains » (Aléoutes, Esquimaux, Indiens), le pouvoir russe se focalisera sur la Sibérie du Sud, jugée plus accessible de la capitale et tout aussi frontalière des pays d’Asie et de leurs débouchés commerciaux. En 1841, Fort Ross est abandonné et, en 1858, la frontière russo-chinoise est quasi stabilisée, l’Amour étant de nouveau rattachée à la Russie. En 1860, la « Compagnie russo-américaine » ne fait plus le poids face à son concurrent anglais (la Compagnie de la baie d’Hudson) et son « bail » n’est pas renouvelé. En outre, l’effort consenti pour la guerre de Crimée (opposant la Russie avec la Grande-Bretagne, la France, l’Autriche, le Piémont et la Turquie, obligeant la Russie à se défendre de Saint-Pétersbourg à Novo Arkhangelsk, en Amérique du Nord) rendait difficilement tenable le front américain, menacé par les Britanniques. Le coût excessif de cette « colonie » et l’incapacité militaire russe à la défendre face aux Britanniques fit germer l’idée d’une cession à l’Amérique (alliée d’alors contre la Couronne). Le traité de vente de l’Alaska fut signé le 30 mars 1867.
 

Du Transcanadien au Transsibérien

En 1891 (alors que le projet avait été mis sur table dès 1857 par le comte Mouraviev), Alexandre III décrète la construction d’une immense voie ferrée qui reliera l’Oural à Vladivostock, sur les rives du Pacifique. Ce choix sera déterminé par les débouchés commerciaux envisagés avec l’Asie du Sud-Est, mais aussi la nécessité de renforcer les « villes ports » de l’Extrême-Orient (face à la militarisation de la Chine à sa frontière avec la Russie) et la marine militaire du Pacifique. La voie sera terminée en 1904, passant par la Mandchourie (sur du lac Baikal). La perte de ce territoire en 1907 rendra nécessaire la création d’une ligne de contournement, passant au « nord » du lac, c’est la seconde ligne, dite BAM (Baikal-Amour-Magistral), qui sera terminée elle en 1916. En outre, les Russes s’inspirent de leurs concurrents anglais qui ont eux lancé dès 1871 une ligne de chemin de fer entre la côte Est et la côte Ouest du Canada, avec un double but : le transport des matières premières et surtout l’unification territoriale du Canada. Le premier Transcanadien joindra le Pacifique en 1886.

Le projet fou : la jonction ferroviaire Eurasie-Amérique

En 1849, un gouverneur du Colorado élabore un projet fou : un tunnel « sous » le détroit pour faciliter la traversée entre la Russie et l’Amérique. A cette époque, l’Alaska est pourtant encore russe. Le projet réapparaîtra au début du XXe siècle, un architecte français, Loic de Lobel, le présentant au tsar Nicolas II, moins de quarante ans après que son grand-père a cédé l’Alaska aux Etats-Unis. Les changements géopolitiques majeurs du demi-siècle qui suivirent ne laissèrent pas beaucoup de place à la coopération russo-américaine. En 1945, la guerre froide fait de ces deux monstres, qui se partagent le monde, des ennemis jurés. Le délabrement post-soviétique ne permet pas de relancer l’idée. En septembre 2000 pourtant, à Saint-Pétersbourg, a lieu une « Conférence eurasiatique sur les transports », cinq grands couloirs de développement furent définis sur le continent : – le couloir Nord, via le Transsibérien, de l’Europe vers la Chine, la Corée et le Japon ; – le couloir central, de l’Europe méridionale à la Chine, via la Turquie, l’Iran et l’Asie centrale ; – le couloir Sud, de l’Europe méridionale vers l’Iran, puis remontant vers la Chine par le Pakistan et l’Inde ; – le couloir Traceca, d’Europe de l’Est à l’Asie centrale, par les mers Noire et Caspienne ; – un couloir Nord-Sud combinant le rail et le transport maritime (Caspienne), de l’Europe du Nord à l’Inde. Plus récemment, en mai 2007, une conférence intitulée « Les méga-projets de l’Est russe » eut lieu à Moscou, ayant pour but de dévoiler les grands projets de l’Etat pour lutter contre le sous-développement et le sous-peuplement des régions de Sibérie et renforcer l’axe Est de la Russie. La conférence était présidée par un ancien gouverneur de l’Alaska, Walter Hickel, également secrétaire à l’Intérieur des États-Unis et ardent supporter du « projet fou » depuis les années 1960. A cette occasion, fut dévoilé le nouveau projet de voie ferrée reliant la Russie à l’Amérique, à l’étude au Conseil d’études des forces productrices russes (CEFP). Son vice-président, Viktor Razbeguine, en a dévoilé les grands traits : la construction d’une immense artère reliant les continents « Eurasie-Amérique », de Iakoutsk en Sibérie orientale jusqu’à Fort Nelson au Canada, le tout via un tunnel sous le détroit de Béring long de 100 à 110 kilomètres ce qui en ferait de loin le plus long de la planète. La voie ferrée assurerait l’accès aux ressources hydro-énergétiques de l’Extrême-Orient et du Nord-Ouest des Etats-Unis, et permettrait de construire des lignes HT et un passage de câbles par le détroit, en reliant les systèmes énergétiques des deux pays. Cette artère pourrait assurer le transport de 3 % des cargaisons du monde. La durée et la construction de l’ensemble devrait prendre de quinze à vingt ans. Le chiffre d’affaires des échanges commerciaux générés pourrait atteindre 300 à 350 milliards de dollars, toujours selon Viktor Razbeguine et le retour sur investissement attendu sur trente ans, après l’accession du chemin de fer à sa capacité projetée de 70 millions de tonnes de marchandises par an. Sa construction pourrait en outre créer entre 100 000 et 120 000 emplois et revivifier la région Sibérie orientale, avec pourquoi pas la création de nouvelles villes et d’immenses zones agro-industrielles. Outre le « link » des systèmes énergétiques de l’Ours et de l’Aigle, le président de l’IBSTRG (Interhemispheric Bering Strait Tunnel and Railroad Group), un « lobby tripartite Russie-Canada-Etats-Unis » qui défend le projet de son côté depuis 1992, affirme : « Le sous-sol de la Sibérie extrême-orientale regorge d’hydrocarbures, mais aussi de métaux rares, pas encore exploités précisément à cause de l’absence de communications ». Ce sont ces trésors enfouis qui devraient selon lui permettre de lever les fonds pour lancer la voie ferrée de Iakoutsk, mais aussi le début des travaux sous le détroit. L’IBSTRG a en outre confirmé lors de la conférence de l’Arctique sur l’énergie (AES) en octobre 2007 que le projet passerait par l’utilisation de mini-réacteurs nucléaires mobiles, transportées par rail, route ou navire, ainsi que par l’énergie hydroélectrique pour l’expansion du réseau ferroviaire. Les regards sont aujourd’hui tournés vers le gouverneur de l’immense région de Tchoukotka, que devrait traverser l’artère, également homme le plus riche du pays car, comme l’a affirmé le représentant du ministère russe de l’économie, Maxime Bistrov, le fonds fédéral d’investissement finance des projets uniquement s’ils sont déjà soutenus par des entreprises privées ou avec l’aide de financements régionaux… A bon entendeur. Quoi qu’il en soit, les différents promoteurs du tunnel fondent l’espoir que les pays du G8 soutiendront le projet. Sinon, des entreprises asiatiques, japonaises en priorité, ont déjà proposé leur aide. Le principal atout de ces liaisons ferroviaires transcontinentales n’est pas uniquement de transporter des marchandises plus rapidement, mais « intégrées à de véritables corridors de développement, elles participeront au désenclavement des pays et des régions dépourvus d’accès maritime » et, plausiblement, introduiront les futures lignes à très haute vitesse (magnétique ?) qui permettront de traverser l’Eurasie encore plus vite.
 

Le TransEurasien, route de la soie du XXIe siècle
 

Le 7 mai 1996 à Pékin, Song Jian, président de la Commission d’Etat chinoise pour la science et la technologie présentait le « Pont terrestre eurasiatique comme le tremplin d’une nouvelle ère économique pour une nouvelle civilisation humaine ». Douze ans plus tard, le 9 janvier 2008, s’est élancé le premier train « eurasiatique » de marchandise reliant Pékin à Hambourg. Le train a relié les deux villes après avoir traversé la Chine, la Mongolie, la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne (soit plus de 10 000 km) en seulement quinze jours. Lors du sommet de l’APEC en 2006, le président russe Vladimir Poutine évoquait la perspective d’une nouvelle configuration de l’Eurasie, reposant sur : « des projets conjoints à large échelle dans les transports, l’énergie et les communications ». Au même sommet, l’ancien président sud-coréen Kim Dae-Jung avait lui assuré que : « les chemins de fer Transcoréen, Transsibérien, Tnansmongol, Transmanchourien et Transchinois formeront cette “route ferroviaire de la Soie”, reliant l’Asie du Nord-Est à l’Europe en passant par l’Asie centrale… » La glorieuse route de la soie du passé renaîtra ainsi sous la forme d’une “route ferroviaire de la soie”, faisant ainsi entrer l’Eurasie dans une ère de prospérité. Je veux récupérer mon empire“, aurait lancé Vladimir Poutine lors d’une rencontre internationale à huis clos. A en croire la position qu’est en train de prendre la Russie, aiguillon entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord, sur la plaque eurasiatique, on peut sans doute le croire…

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